Dans la vaste salle climatisée régnait une activité fébrile mais dénuée d'éclats de voix ; un silence ouaté l'enveloppait, rompu de temps à autre par un ordre bref, des échanges de consignes feutrés.

Le dignitaire en tunique blanche parcourut des yeux la longue série d'écrans sur lesquels s'inscrivaient des images. Sous ces écrans, des techniciens en tuniques bleu ciel contrôlaient la mise au point, la profondeur de champ, le contraste à l'aide de boutons et de curseurs disposés sur une console de métal gris mat.

Chacun des opérateurs était pourvu d'un micro minuscule, placé devant ses lèvres, maintenu par une tigelle articulée fixée latéralement sur un casque à écouteur unique.

N'eût été les tuniques turquoises des techniciens, ce P.C., avec les tableaux de commandes surmontés des écrans, offrait un aspect analogue à celui d'une salle de contrôle de la NA.SA, à Houston, lors du counting down précédant le lancement d'un vaisseau spatial.

— Notre homme et ses deux passagers franchissent la frontière allemande ; un peu tôt, par rapport au plan que nous avons prévu.

Après un instant de réflexion, le dignitaire en tunique blanche répondit :

— Il suffira d'agir sur le psychisme du sujet de Kingersheim pour qu'il avance d'autant son départ, afin de se trouver à point nommé dans la Zone Alpha. Il est impératif que la rencontre ait lieu à cet endroit précis et dans cette fourchette de temps fort réduite.

L'opérateur releva un sourcil, dubitatif :

— Cela nous laissera peu de marge... et nos sujets vont courir un terrible danger ! Ne pourrions-nous pas envoyer sur place un Xakir à contrôle psychotronique, comme nous l'avons fait pour la jeune fille, juste avant sa... « disparition » temporaire ?

— Non. frère. Nous respecterons le plan initial, même s'il comporte — et j'en suis conscient — une part de risques non négligeable.

« Borne-toi à contrôler en permanence le psychogramme des divers intéressés... »

CHAPITRE PREMIER

Au volant de son break Citroën CX Reflex, Gilles Novak quitta l'autoroute Bâle-Karlsruhe à Neuenburg, accomplit sans problème les formalités douanières et pénétra dans le Haut-Rhin en franchissant le grand canal d'Alsace au niveau de Chalampé.

En jeans et sweater, une carte routière étalée sur ses genoux, Régine Véran conseilla :

— A droite à la sortie du pont, prends la départementale 39 en direction de Mulhouse ; nous pique-niquerons dans la forêt domaniale de la Hardt Nord.

Sur le siège arrière, le géomancien Alain Le Kern — la trentaine, collier de barbe noire et front dégarni, la chemise largement ouverte sur son torse velu — sourit à son ami dans le rétroviseur :

— Je parie que tu as un petit creux...

— Ce serait plutôt un gouffre ! fit Gilles en prenant le microphone de son émetteur-récepteur CB. Je vais faire un appel pour qu'on nous indique éventuellement un coin tranquille et facile d'accès dans cette immense forêt.

Il mit le contact et lança sur le canal 27 :

— Appel en fréquence de LEM Alpha I... Appel en fréquence de LEM Alpha Unité pour un radioguidage.

Le petit haut-parleur crachota et une voix masculine au timbre grave, au léger accent alsacien, répondit :

— LEM Alpha Unité, ici ACACIA 68, je te copie ([1]). Je te propose un QSY ([2]) sur le 22, OK ?

— OK, ACACIA 68, Roger ([3]) pour le 22, répondit Gilles en commutant sur le canal indiqué. Tu me copies, ACACIA 68 ?

— Je te reçois Radio 5, impeccable. Prêt pour ton radioguidage.

— Je laisse Chalampé et prends la D. 39 direction Mulhouse ; nous voulons faire un Gastro ([4]) dans la forêt. Quel coin me conseilles-tu ?

— Continue tout droit sur six kilomètres jusqu'au carrefour de Salzlecke et la Maison Forestière. Là, prends à droite sur deux kilomètres et tu atteins la « Zone de la Tranquillité » — c'est comme ça que ça s'appelle. A partir de là, des deux côtés, tu trouveras des chemins forestiers où tu pourras casser la croûte au calme. Tu es en vacances ou en Pro ([5]), LEM Alpha ?

— En Pro mais en demi-vacances : journalisme et enquêtes pour l'I.M.S.A. ([6]). Et toi ?

— En demi-vacances jusqu'à fin août, moi aussi. Mais... dis-moi, ton indicatif LEM, il a quelque chose à voir avec le magazine du même nom ?

— Affirmatif.

— Mais alors, tu es... Gilles Novak ?

— Affirmatif, mais pas de nom sur les ondes, rappela-t-il en riant.

— Moi, c'est Jean-Jacques... Et ma XYL([7]), c'est Monique.

— Ma XYL est Régine et nous sommes avec notre ami Alain.

— Après le déjeuner, je dois traverser la forêt pour aller faire une livraison. Je passerai à faible vitesse et jetterai un coup d'œil dans les sentiers perpendiculaires. Si j'aperçois ton Push-Pull, on fait un VISU, OK ?

— OK, Jean-Jacques. Mon Push-Pull est un break Citroën CX. Les meilleurs chiffres ([8]).

Lorsque Gilles eut reposé le micro, Régine pouffa :

— Je ne me ferai jamais au code cibiste, à ce jargon folklorique avec ces Q-ceci, Q-cela. Mais je reconnais que c'est pratique.

— Et sans complexe, ajouta Alain Le Kern. Le tutoiement est de rigueur, comme à l'I.M.S.A. ou dans les sociétés initiatiques où se pratique la fraternité.

 

 

Le break stoppé dans un étroit sentier emprunté en marche arrière, le nécessaire à pique-nique étalé sur une couverture, les trois amis achevaient de déjeuner, goûtant la quiétude de cette forêt de hêtres, de buissons et de chênes, à l'écart des routes à grande circulation.

Adossé à un talus, Alain Le Kern dépiauta la Pall Mall offerte par Gilles et en bourra sa pipe pendant que la jeune femme rangeait les couverts et assiettes en plastique.

— Jean-Jacques, le cibiste que nous avons eu tout à l'heure doit être un fleuriste ou, en tout cas, un amateur de fleurs pour avoir choisi l'indicatif « Acacia 68 ».

— Pas nécessairement ; les indicatifs peuvent être aussi bien fantaisistes. J'ai connu un libraire dont l'indicatif était « Diablotin 666 »... Cela pour faire enrager son beau-frère qui était dans les ordres ! Le brave curé en fit une jaunisse !

Dans le prolongement du sentier aboutissant, vingt mètres plus bas, au chemin forestier, ils virent passer très lentement une Mercedes gris métallisé.

— Des aoûtiens, peut-être à la recherche d'un endroit paisible pour déjeuner, tout comme nous, fit Régine en versant dans les gobelets le café d'une bouteille Thermos.

Assez loin, ils entendirent le moteur d'un autre véhicule ; à ce moment-là, la Mercedes qui venait de passer accéléra brusquement, s'éloigna.

— Un sucre ou deux, Alain ?

Celui-ci demeura la bouche ouverte et sursauta, à l'instar de ses amis : une rafale d'arme automatique déchirait le silence, suivie d'un choc violent puis d'une explosion.

Tous trois échangèrent un regard incrédule avant de s'élancer jusqu'au chemin forestier : à une cinquantaine de mètres vers la droite, un break 2 portes Talbot Matra Rancho, le pare-brise éclaté, le moteur en feu, gisait en partie renversé dans le fossé. La Mercedes, elle, disparaissait deux ou trois kilomètres plus loin, au carrefour de Salzlecke et de la Maison Forestière.

Ils se précipitèrent, apercevant à travers ce qui restait du pare-brise transformé en granules une jeune femme blonde qui s'efforçait d'ouvrir la portière en hurlant de terreur.

Les avant-bras léchés par les flammes, Gilles et Alain parvinrent à ouvrir la portière pour réaliser qu'outre la passagère, un enfant d'une huitaine d'années se trouvait recroquevillé, inerte, sur le tapis de sol près de la conductrice.

Les deux hommes soulevèrent l'enfant, le confièrent à Régine et aidèrent ensuite la jeune fille blonde à sortir du brasier.

— Blessée ?

Elle secoua négativement la tête, les yeux hagards et eut un geste vers Régine qui s'éloignait pour aller déposer le gamin sur l'herbe, au bord du chemin.

Un bruit de moteur fit sursauter la rescapée qui, apercevant sur la route l'approche d'un fourgon Citroën C 35 L, parut soulagée.

Le fourgon — flambant neuf — stoppa dans un crissement de graviers et un robuste gaillard d'un mètre quatre-vingts, au collier de barbe blonde, sauta à terre en brandissant un extincteur. Une jeune femme brune apparut à son tour. Gilles Novak cilla en lisant le macaron collé sur le pare-brise : Acacia 68.

— Jean-Jacques ?

— Soi-même ! confirma-t-il en s'apprêtant à actionner la poignée-détente de l'extincteur.

La conductrice de la Rancho s'écria vivement

— Non, non ! Laissez-la brûler... Et cachons-nous ! Ils... ils vont sûrement revenir !

Jean-Jacques fronça les sourcils :

— Qu'est-ce que c'est que ce cirque ?

Gilles nota machinalement que les impacts de balles se succédaient à l'horizontale, vers le haut du pare-brise : l'imprécision du tir avait sauvé les passagers !

— Viens, Jean-Jacques, nous t'expliquerons, conseilla-t-il. Nous sommes garés un peu plus haut, dans un sentier à gauche.

Alain prit le bras de la jeune blonde et tous deux coururent. L'enfant, revenu à lui, leva sur Régine des yeux affolés puis, avisant la conductrice qui courait vers lui, il se dressa en criant :

— Viviane ! Viviane !

Il se jeta contre elle en sanglotant mais elle l'entraîna vers le sentier perpendiculaire.

Alain conseilla :

— Régine, file avec Viviane et l'enfant et cachez-vous derrière le break.

Le colosse blond amena son fourgon C 35 L en marche arrière dans le sentier et stoppa devant la voiture de Gilles, puis il sauta à terre ainsi que Monique, son épouse. Rapidement, le couple, Gilles et Alain rejoignirent la jeune blonde et le gamin, contusionnés, les vêtements partiellement roussis, mais miraculeusement indemnes.

Le directeur de la revue L.E.M. considéra la rescapée, assise dans l'herbe, serrant tout contre elle l'enfant traumatisé par cette dramatique agression :

— Le fait que vous redoutiez le retour de cette Mercedes et des... tueurs qui ont tenté de vous abattre m'autorise à vous demander quelques explications, ne croyez-vous pas, Viviane ?

Une lueur d'angoisse, puis d'égarement passa dans ses yeux bleus.

— Je... je ne puis rien vous dire... sinon que ce... cet affreux drame a pour mobile un... un héritage... Sceptique, Gilles hocha la tête, observa tour à tour la jeune femme et le gamin : guère plus de vingt ans, de longs cheveux blonds, un beau visage, un corps parfait, l'allure sportive. L'enfant, les cheveux châtain clair, longs et opulents, le minois intelligent, portait une rougeur, partiellement visible sur la poitrine, par la déchirure de sa chemise roussie. Gilles eut soudain la quasi-certitude de les avoir déjà vus, tous deux, sans pouvoir se souvenir pour autant des circonstances de leur rencontre.

Avisant la marque rouge sur la poitrine de l'enfant, il s'inquiéta :

— C'est une brûlure ? Il faudrait...

Viviane rajusta la déchirure de la chemise avec une vivacité fort inattendue et bredouilla :

— Non ! Ce... ce n'est rien... rien du tout ! N'est-ce pas, Thierry ?

Au loin sur la route, un bruit de moteur créa une diversion ; Viviane pâlit et serra le gamin contre elle. Jean-Jacques n'eut qu'une brève hésitation. Il fit coulisser la porte latérale de son fourgon et y grimpa en même temps que son épouse. L'on entendit une série de déclics et il ressortit avec deux fusils Riot-Gun Mossberg. Il en donna un à Gilles.

— Tu sais t'en servir ?

— Affirmatif. Chacun d'un côté du sentier et on attend tranquille ?

Un bref sourire complice et les deux hommes se séparèrent en hâte pour aller prendre position dans les taillis. Monique, l'épouse du colosse blond, sauta du fourgon avec deux Winchester 6 coups de calibre 30 x 30 et en tendit une à Alain :

— Je suppose que tu sais aussi t'en servir ?

— Beaucoup mieux que d'une clarinette ! chuinta-t-il en se glissant vers les taillis de droite.

— Eh, Monique ! chuchota Régine, restée derrière le break avec Viviane et Thierry. Alors moi, j'ai droit à rien ?

Monique haussa les sourcils, la jaugea d'un regard expert et acquiesça :

— O.K. Va dans le fourgon et prends ce qui te conviendra. Mais ne te goure pas de calibre, avec les munitions !

Régine prêta l'oreille : sur le chemin forestier, le bruit du moteur de la Mercedes tournait au ralenti : les tueurs avaient dû s'arrêter près du véhicule incendié.

Elle grimpa dans le fourgon et resta bouche bée : des quantités d'armes, fusils à pompe, fusils classiques, carabines, pistolets, revolvers étaient soigneusement rangés dans des caisses avec, sur plusieurs rangs, des caissons de munitions ! Des arbalètes, des cannes-fusils, des électrsticks, des nerfs de bœuf, des matraques et même des parapluies-épées s'entassaient dans des casiers.

— Mais qui sont ces gens-là ? murmura-t-elle, effarée, devant cet arsenal.

Elle opta pour une carabine Marlin, repéra les bottes de balles 22 long rifle et en garnit rapidement un chargeur de 15 qu'elle mit prestement en place dans le logement puis quitta le fourgon, alla se poster derrière le break en intimant d'un signe le silence à la jeune fille et à l'enfant.

L'index sur la détente, elle coula un regard à Viviane, au petit Thierry et la même impression qu'avait éprouvée Gilles s'imposa à son esprit : leur visage ne lui était pas inconnu... C'était pourtant la toute première fois qu'elle et son compagnon séjournaient en Alsace.

L'ombre de deux hommes, silhouettés par le soleil, apparut graduellement à l'entrée du sentier. Dans les épais taillis qui le bordaient, Gilles à droite, Jean-Jacques à gauche et Alain plus à l'intérieur de la forêt, tapis derrière un chêne, ne perdaient pas un mouvement des tueurs. Car le Mauser de l'un et le pistolet mitrailleur à crosse amovible de l'autre, interdisaient de penser qu'il puisse s'agir de paisibles chasseurs de papillons !

Ceux-ci échangèrent un coup d'œil, se séparèrent pour s'engager chacun d'un côté des véhicules barrant le sentier. Ils allaient immanquablement déboucher, derrière le break, sur Régine, Viviane et l'enfant !

Gilles Novak cria :

— Stop ! Mains en l'air !

Une rafale de P.M. lui répondit, hachant les buissons, immédiatement suivie de deux détonations : tirées par Jean-Jacques, les balles à ailettes — dites « à sanglier » — calibre 12 Magnum du fusil à pompe, firent littéralement éclater la boîte crânienne de l'homme au pistolet mitrailleur qui s'affaissa lourdement.

L'autre, promptement accroupi, leva son automatique, cherchant du côté d'où le Riot-Gun Mossberg avait aboyé. Il n'eut pas le temps de presser la détente : la balle de Gilles Novak l'atteignit sous l'omoplate gauche et le tueur s'affala brutalement contre le pare-chocs du fourgon C 35 L.

Gilles et ses amis sortirent alors des taillis cependant que Jean-Jacques lançait :

— Maintenant, on décroche vite fait ! Gilles, suis-moi avec ta voiture !

Régine avait déjà fait entrer Viviane et le gamin dans le break et rassemblé dans la couverture le nécessaire à pique-nique avant de prendre le volant. Alain Le Kern arriva en courant, se casa aux côtés de la jeune fille blonde et déposa à ses pieds la Winchester. Le moteur tournait quand Gilles prit place auprès de sa compagne qui démarra aussitôt derrière le fourgon de leurs nouveaux amis.

Les deux véhicules, quittant le sentier, virèrent sur la route et accélérèrent en direction du carrefour de Salzlecke sans rencontrer, fort heureusement, la moindre voiture.

Un quart d'heure plus tard, ils s'engageaient dans Kingersheim, une commune au nord-nord-est de Mulhouse et, au 3 rue de Ruelisheim, ils s'arrêtèrent devant une villa sur deux étages. Le portail s'ornait d'une plaque avec cette raison sociale : Etablissements Armimpex, Armes & Matériel de Défense. Jean-Jacques Munck.

Régine s'exclama alors :

— Je me disais, avec tout cet arsenal dans leur fourgon, ce ne sont sûrement pas des fleuristes !

Jean-Jacques ouvrit le portail et un énorme dogue allemand au poil roux lui fit fête, avant de grogner à l'approche des inconnus accompagnant son maître.

— Là, Bébé, au pied ! Ce sont des amis !

Le dogue, soupçonneux, vint renifler les visiteurs, lécha gentiment la main de Thierry qui, effrayé, la retira en faisant un saut de côté. Monique apostropha le molosse qui courba piteusement la tête et alla réintégrer sa niche.

Gilles et ses compagnons suivirent leurs hôtes jusqu'au living et se laissèrent choir dans les fauteuils cependant que Monique Munck préparait le café. Son époux apporta également des verres et une bouteille de Glen Deveron.

— Pour ceux qui préfèrent un bon scotch.

Gilles opina, préoccupé, avant de s'adresser à Viviane pour présenter enfin ses amis. Encore secouée par ce drame, la jeune fille blonde se nomma :

— Viviane Bienenmann ; Thierry, mon frère. Je... je suis très touchée par l'aide spontanée... et fort efficace, que vous nous avez apportée. Sans vous, nous aurions péri carbonisés... ou abattus par ces monstres !

— Journaliste, je suis d'un naturel curieux, amorça le directeur de L.E.M., et plusieurs détails m'intriguent, dans votre aventure, Viviane. Etes-vous certaine que ces hommes voulaient vous supprimer, vous et Thierry ?

Elle battit des paupières, prise de court par la question.

— Vous pensez que... ?

— Un instant, je vous prie ; dites-moi très exactement comment les choses se sont passées.

Viviane Bienenmann hésita, comme pour rassembler ses souvenirs.

— Nous roulions, pas très vite et je me suis aperçue que cette Mercedes fonçait sur nous. Soudain, j'ai vu le voisin du conducteur se pencher à la portière et pointer sur nous un fusil ou une mitraillette. Instinctivement, j'ai poussé Thierry, l'ai fait se recroqueviller devant son siège et lorsque la rafale a fait voler en éclats, partiellement, le pare-brise, j'ai perdu le contrôle de mon véhicule qui a versé dans le fossé. J'ai juste eu le temps de voir l'homme lancer sur nous un objet noirâtre puis ce fut l'explosion : une grenade, je suppose. Les flammes se sont mises à gronder et j'ai hurlé, cherchant à ouvrir la portière. Peu après, vous et votre ami Alain êtes arrivés.

— A quelle distance, selon vous, se trouvait la Mercedes, lorsque l'homme tira la rafale avec son pistolet mitrailleur 9

Elle arrondit les épaules :

— Quinze mètres, dix peut-être...

— Je pense qu'à cette distance, le tireur ne pouvait pas vous rater ; or, les impacts de balles ont tracé une ligne presque horizontale au sommet de votre pare-brise, donc nettement au-dessus de votre tête et de celle de Thierry.

« A mon avis, ils voulaient peut-être que vous soyez blessés, mais probablement pas vous supprimer.

« Ces hommes, vous les connaissiez ? »

— Non, absolument pas :

— Pourtant, vous avez manifesté de l'angoisse et dit qu'ils allaient revenir, sous-entendu pour achever leur besogne. Vous étiez manifestement sûre de cela et avez vivement conseillé à Jean-Jacques de ne pas utiliser l'extincteur, afin de laisser brûler votre Rancho... sans doute dans l'espoir de convaincre vos agresseurs que vous n'aviez pas échappé à ce brasier.

Embarrassée, la jeune fille confirma d'un mouvement de tête :

— C'est... c'est un peu ça.

Monique apporta à l'enfant un grand verre d'orangeade qu'il but avec avidité, en se renversant un peu de liquide sur sa chemise déchirée lors de l'attentat. Régine, avec son mouchoir, tamponna le tissu en glissant sa main gauche dans l'échancrure, l'écartant plus qu'il ne fallait... afin de regarder cette marque rouge sur la poitrine de l'enfant que sa sœur avait promptement dissimulée, peu après avoir été retirée du véhicule en feu.

Une nouvelle fois, se levant rapidement, Viviane rabattit la chemise déchirée sur le torse de son frère, expliquant avec un sourire qui sonnait faux :

— Laissez, Régine, ce n'est rien. En plein mois d'août, par cette canicule, mon frère n'attrapera sûrement pas une pneumonie ! Nous... nous allons rentrer chez nous et...

— Et expliquer à vos parents qu'on vous a volé la voiture, compléta calmement Gilles Novak. Vous devriez même, si vous ne voulez pas vous exposer à des tracasseries sans nom, vous rendre immédiatement au commissariat de Mulhouse pour signaler ce « vol ». Vous et votre frère faisiez des courses ou étiez allés vous promener. En sortant par exemple d'un supermarché, vous avez constaté la disparition de votre break. De la sorte, vous n'aurez pas d'explication à fournir sur cette agression criminelle.

— Au surplus, intervint Alain Le Kern, ce vol sera mis sur le compte de truands qui, finalement, pour des raisons mystérieuses, se seront entre-tués dans un sentier de la forêt de la Hardt Nord. Nous serons donc, les uns les autres, blancs comme neige et à l'abri de l'enquête policière. A vous de juger si vous devez ou non informer vos parents de ce qui s'est réellement passé.

Viviane Bienenmann analysa brièvement cet alibi, le trouva sans bavures et remercia d'un signe de tête Monique Munck qui venait d'amener le téléphone sur la petite table basse. Elle appela son domicile, expliqua en la résumant au minimum l'agression dont elle et son frère avaient été l'objet, soulignant le rôle courageux de Gilles Novak et de ses amis.

Masquant le combiné de sa main, elle questionna ses hôtes.

— Vous voulez bien venir ce soir dîner chez nous ? Mon père serait ravi de faire votre connaissance...

Ils échangèrent un regard et acceptèrent l'invitation. Viviane ajouta avant de raccrocher :

— C'est d'accord, papa. Oui... Cinq personnes... Merci...

Alain Le Kern proposa :

— Je prends ta voiture, Gilles, afin d'accompagner Viviane et Thierry au commissariat. Nous nous retrouvons ici, Jean-Jacques ?

— Ne te presse pas, Alain. Nous allons profiter de ce répit pour livrer à un client la commande retardée par... notre amicale rencontre dans la forêt de la Hardt ! Si ça leur fait plaisir, Gilles et Régine pourront venir avec nous ; il y a de la place, dans le fourgon.

 

 

A bord du C 35 L, assis à l'arrière sur de caisses, le directeur de L.E.M. et Régine bavardaient avec Jean-Jacques et son épouse tout en observant la route D.39, peu fréquentée à cette saison, sinon par les touristes. Au carrefour de Salslecke, ils virèrent à gauche et s'engagèrent dans le chemin forestier, apercevant immédiatement à quelques kilomètres sur cette ligne droite deux voitures de la Police, un véhicule de pompiers et divers hommes en uniforme.

Le break 2 portes Talbot Matra Rancho, dans le fossé, était recouvert de mousse blanche et des pompiers projetaient encore le jet de leur lance d'eau sur les buissons et les arbres en feu.

Un peu plus haut, des policiers examinaient la Mercedes ; d'autres, dans le sentier, inspectaient minutieusement le sol feuillus et les taillis. Les deux cadavres avaient été évacués.

Jean-Jacques Munck ralentit à hauteur des pompiers et questionna, par la vitre baissée :

— Il y a des blessés ?

— Non, la Rancho était vide.

Jean-Jacques redémarra, roula lentement jusqu'au groupe des policiers qui examinaient la Mercedes. Avisant un inspecteur de ses connaissances, il l'interpella :

— Eh ! Walther... Qu'est-ce qui s'est passé ?

L'inspecteur tourna la tête, reconnut cet habitué du club de tir de Mulhouse et eut une moue d'ignorance :

— Le break incendié a reçu une giclée d'une arme automatique 9 mm, probablement celle que nous avons trouvée près des cadavres de deux hommes abattus dans ce sentier. On ne sait rien de plus, pour l'instant.

Ils échangèrent un salut amical et Jean-Jacques redémarra, pour renseigner Gilles et Régine :

— Walther et moi faisons souvent du tir ensemble ; il m'invite parfois au club de tir de la Police. Un type sympa.

Après une pause, il s'informa :

— La petite Viviane me paraît plus que bizarre ; quel secret peut-elle bien cacher ?

Régine soupira.

— J'ai la curieuse impression d'avoir déjà vu cette fille et son frère. Pas toi, Gilles ?

— J'ai exactement la même impression, mais je n'arrive pas à cerner le souvenir de notre première rencontre. Sa voix ne me dit rien non plus... Nous ne lui avons probablement pas parlé...

— Je ne sais pas pourquoi mais, je l'associe à des vacances et...

— Bon sang ! s'exclama soudain Gilles. Les vacances ! C'est dans le Midi que nous l'avons rencontrée, l'an dernier en septembre, à notre retour d'Espagne !

— Mais oui ! s'exclamat-elle. C'est ça ! Nous étions rompus de fatigue et nous sommes arrêtés assez tard, entre Valras-Plage et le Cap d'Agde, sur une plage déserte. Les derniers naturistes s'en allaient lorsque nous sommes arrivés.

— Oui, nous avons pris un bain puis nous sommes assoupis, au creux d'une dune, enchaîna Gilles Novak. Nous avons été réveillés par des voix, un rire d'enfant : une jeune fille blonde et un gamin

— Viviane et Thierry — nus comme nous, sortaient de l'eau. Nous apercevant enfin, Viviane eut une réaction des plus inattendues : elle attira le gosse contre elle, plaqua une main sur la poitrine de l'enfant et se hâta, le poussant pour gagner une voiture garée un peu plus loin, sur la route.

— Un geste de pudeur pour cacher son sexe en faisant du gamin un bouclier ? suggéra Monique.

Gilles secoua la tête.

— Non, car arrivée à la voiture, Viviane s'est tournée vers nous pendant que son frère, cette fois à l'abri de son corps à elle, se hâtait de grimper sur le siège arrière. Viviane, sans gêne aucune, resta ainsi quelques secondes, face à nous et aussi nue que nous pouvions l'être.

— Un autre détail bizarre, ajouta Régine. Quand le gamin fut rhabillé, il tendit une robe à sa sœur et celle-ci l'enfila, toujours en nous faisant face. Ce n'était donc pas son pubis qu'elle voulait cacher, mais son dos.

— Une cicatrice inesthétique, peut-être ?

— Non, Jean-Jacques, je ne le pense pas, bien que n'ayant pas vraiment vu son dos. Quand elle passa à une dizaine de mètres de nous, poussant son frère devant elle, Viviane s'est partiellement tournée, marchant presque « de côté » jusqu'à la voiture. Confrontés à ce comportement déroutant, Régine et moi n'avons pas voulu être indiscrets et avons cessé de les regarder... Du moins ouvertement. Nous avons tout de même jeté un coup d'œil pour constater que Viviane ne s'était pas retournée pour enfiler sa robe.

« Nous avons discuté un moment de cette attitude bizarre puis avons oublié l'incident. Nous savons maintenant ce qu'elle voulait cacher : la marque rouge que porte son frère sur la poitrine, un peu au-dessus du cœur. Lorsque nous les avons tous deux tirés de la Rancho en feu, j'ai remarqué le haut de cette marque rouge et cru sur le moment qu'il s'agissait d'une brûlure. Viviane a prestement rabattu la chemise déchirée sur le torse de Thierry. »

— Je me souviens de ce détail, confirma Jean-Jacques Munck. Mais nous ne savons toujours pas ce qu'est cette marque ni à quoi elle ressemble.

— Si. Grâce à Régine, tout à l'heure, quand le gamin s'est renversé de l'orangeade sur la chemise, j'ai pu, tout comme elle, apercevoir en entier cette marque. Régine a écarté largement la chemise pour éponger avec son mouchoir l'orangeade.

Il lui sourit, précisa :

— J'ai compris que tu faisais cela à dessein et j'ai pu, tout comme toi, constater que le gamin porte au-dessus du cœur une tache rouge en forme de croix.

— Ce peut être une « envie », une « tache de vin » apparue à la naissance de l'enfant ?

— Ce qu'en dermatologie l'on appelle un « angiome plan » ? Non, Monique, c'est sûrement autre chose et j'ai mon idée là-dessus ; une idée assez précise même, mais en raison des prolongements fantastiques que cette hypothèse impliquerait, je préfère pour l'instant ne point en parler.

Monique Munck coula un regard interrogateur à Régine mais celle-ci répondit avec une moue d'ignorance :

— Ce n'est pas moi qui trahirai ce secret puisque j'ignore tout de l'hypothèse de Gilles. Ce dont je suis sûre, en revanche, c'est que s'il trouve cela fantastique, vous pouvez lui faire confiance. Il a le chic pour flairer l'étrange et le mystérieux inconnu et ce n'est pas pour rien que notre revue L.E.M. porte justement ces mots en sous-titre !

Jean-Jacques Munck tapota la cuisse de son épouse, assise à ses côtés :

— Mon « Moineau », nous voilà embarqués dans un « coup » qui promet de sentir la poudre...

Et tournant la tête vers ses passagers, il compléta en riant :

— Et la poudre, c'est un peu l'affaire d'Arminpex, vous ne trouvez pas ? J'ai aussi la vague impression que toi, Régine et Alain en connaissez un rayon, dans la technique des commandos !

Gilles avoua, très modeste :

— Nous avons, c'est vrai, vécu pas mal d'aventures où la poudre a parlé et je ne suis pas fâché de vous trouver, toi et Monique, dans d'aussi bonnes dispositions ! En cas de besoin, nous savons pouvoir compter sur votre efficacité et votre courage...

Du courage, avant longtemps, ils allaient devoir ne point en manquer...

CHAPITRE II

En cette période estivale, Alain Le Kern n'eut aucun mal à trouver une place pour garer le break au parking de la rue de Lorraine, non loin d'un bouquiniste indiqué par Jean-Jacques.

— Il est préférable que j'aille seule faire la déclaration de « vol » de ma voiture, Alain. Je prendrai un taxi.

— Avec votre robe déchirée à l'épaule et roussie par endroits ? Vous allez faire une entrée remarquée, au commissariat central ! Si vous habitez Mulhouse, peut-être avez-vous le temps d'aller vous changer ?

Elle se mordilla la lèvre inférieure, agacée par cette évidence à laquelle, encore bouleversée par son aventure, elle n'avait pas songé :

— Non, j'habite le district d'Hammersttat ; en plein secteur nord de la forêt de la Hardt, à sept kilomètres de l'endroit où l'agression a eu lieu.

— Dans ce cas, fit Alain, je vais ouvrir la valise de Régine et vous « prêter » l'une de ses robes. Vous avez la même taille et il n'y aura pas de problème.

— Mais, Régine...

— Régine sera ravie d'avoir pu vous rendre ce service... par votre serviteur interposé. Vous pourrez vous changer, vous recoiffer dans les toilettes du parking. Ce n'est pas l'endroit idéal, mais la situation ne vous laisse guère de choix. O.K. ?

Elle consentit à sourire et deux fossettes creusèrent ses joues dans un minois adorable :

— Vous êtes un homme de ressources, Alain. Vous avez un peigne ?

— Désolé, je m'en sers assez peu, fit-il en se passant la main sur son crâne dénudé.

Le petit Thierry éclata de rire. Sa sœur se contint, voulut l'apostropher puis elle céda elle aussi à l'hilarité :

— Et plein d'humour, par-dessus le marché ! Cela fait du bien de rire, après ce... ce qu'il s'est passé.

Il la regarda longuement, admira la beauté de son visage, ses grands yeux bleus dans lesquels dansaient une petite lueur de sympathie, de complicité, même :

— Essaies de ne point trop penser à tout cela, Viviane.

Elle posa sa main sur la sienne, juste une seconde, murmura : « Tu es gentil » et le gamin rompit le charme :

— Dis, qu'est-ce qu'on va faire, pendant que ma frangine ira à la Police ?

Alain Le Kern cligna de l'œil à l'enfant :

— On va se taper une glace, et même deux, d'accord ?

— Chouette ! Avec deux boules ?

— Ou avec trois ! On fait un tour chez un bouquiniste et ensuite, on revient au parking attendre Viviane...

 

 

Ce fut la jeune fille qui dut les attendre, une bonne dizaine de minutes, à côté du break.

En l'apercevant, Alain et le gamin pressèrent le pas.

— Je ne pensais pas que cette démarche serait expédiée aussi vite. Pardonne-moi de t'avoir fait attendre.

— Le commissariat était pratiquement désert. Au mois d'août, c'est la routine ; j'ai été reçue presque immédiatement. Le gardien de la paix qui a enregistré ma plainte pour vol ne m'a guère laissé d'espoir de retrouver rapidement ma voiture. Il me faudra aussi faire une déclaration à mon assureur.

Elle étouffa un soupir et ébouriffa l'opulente chevelure de son frère :

— Et cette glace ?

— On en a mangé deux, avec trois boules ! Ça m'a donné soif et on a bu un jus de fruits. Puis on s'est baladé chez un libraire. Rien que des vieux bouquins et même pas une B.D.

— Dans chaque ville où je passe, je vais fouiner chez les bouquinistes, en quête de vieux ouvrages d'ésotérisme ou d'alchimie, avoua le géomancien. Chez l'un d'eux, j'ai fait une curieuse rencontre. Un monsieur âgé m'a abordé et conseillé d'aller voir un autre bouquiniste, impasse des Velus, perpendiculaire à la rue de la Tour du Diable, dans le vieux Mulhouse.

— Mais c'est à deux pas d'ici ! Veux-tu que nous y allions, Alain ?

Il n'attendait que cela !

Ce fut en quittant le parking qu'Alain tomba en arrêt devant une affiche : Daniel Huguet, spectacle d'hypnose. ..

— Tu t'intéresses à l'hypnose ?

— Oui, d'autant plus que Daniel Huguet est un très bon copain. Il eut pendant des années son cabinet d'hypnothérapeute à côté du mien, 5 place de Rome, à Marseille. Et nous appartenons tous deux à l'I.M.S.A. Je note le téléphone du théâtre où il se produit et l'appellerai...

Par des rues étroites et contournées, admirant la synagogue et des maisons à colombage, ils abandonnèrent la rue Jacques-Preiss pour emprunter la rue de la Tour du Diable, apercevant un peu plus bas la fameuse tour en ruine et les vestiges restaurés du château féodal des Evêques de Strasbourg. Des touristes se promenaient, l'appareil photo sur la poitrine, le nez au vent, semblables à tous les touristes, en quête de nouveautés — pourtant au cœur de choses anciennes — ou de ce qu'il est improprement convenu d'appeler : d'exotisme.

Soudain, Alain, Viviane et Thierry ralentirent le pas, s'arrêtèrent : pendant quelques secondes, ils avaient eu l'impression d'un tremblotement de l'air, d'une déformation fugace des perspectives de la rue, des façades des maisons, tandis qu'un bref bourdonnement faisait « siffler » leurs oreilles.

Viviane saisit le bras du géomancien, troublée.

— Tu as remarqué ce... curieux phénomène ?

— Oui, j'ai perçu une sorte de bourdonnement sourd et ma vue s'est brouillée.

— Tu crois qu'on a trop mangé de glace ? s'inquiéta le gamin.

Alain le rassura mais demeura perplexe. Ils s'étaient arrêtés à hauteur d'une étroite ruelle qu'ils n'avaient jusqu'ici point remarquée, sur leur gauche. Elle s'étirait seulement sur une vingtaine de mètres, s'achevait en impasse. Une plaque de pierre érodée, sur le mur, portait une inscription en caractères gothiques que Viviane déchiffra.

— Horrigamanngasse. Impasse des Poilus, ou bien des Velus, en dialecte alémanique.

Ils restèrent un moment songeurs, mal à l'aise peut-être et s'avancèrent dans l'étroite ruelle aux pavés disjoints, humides. Curieusement, la température y était plutôt froide, comparée à la chaleur qui régnait dans la rue de la Tour du Diable.

Sur leur gauche, une petite échoppe, à la vitrine poussiéreuse, une porte vermoulue qu'ils franchirent, descendant trois marches usées pour se retrouver chez le bouquiniste signalé à Alain par un inconnu.

L'étroitesse de l'impasse, l'exigüité de la vitrine, ne laissaient pénétrer qu'une faible lumière. De tous côtés, des rayonnages et des livres en quantité, au dos de parchemin, aux reliures grossières, aux titres parfois calligraphiés.

Au fond de l'échoppe, un vieillard à barbe blanche, une kipa ([9]) sur la nuque, avec de longs cheveux tire-bouchonnés — les peoth — encadrant un visage ridé, aux yeux noirs d'une profonde acuité. Devant lui, sur une sorte d'écritoire, brûlait un lumignon, une lampe à huile qui ne parvenait pas à atténuer suffisamment la pénombre. Le vieillard juif était vêtu d'une ample houppelande, ouverte sur le devant, à col plat, à larges manches flottantes, très évasées, qu'on eut dit sortie d'un autre âge.

— Shalom, le salua Alain.

Le bouquiniste referma l'ouvrage aux pages parcheminées qu'il était en train de lire, se leva et scruta attentivement ses visiteurs. Un demi-sourire errait sur ses lèvres et des petites rides plissaient ses paupières, donnant alors à son regard une infinie bonté. Il tendit le livre au géomancien :

— Shalom, haver ([10])... Voici ce que tu cherches, pour toi et messire Gilles, ton noble ami. De grand secours ce livre vous sera...

Interloqué, quelque peu envoûté par ce vieillard et ses étranges paroles prononcées avec un fort accent alsacien et yiddish mêlés, Alain prit l'ouvrage à l'imposante couverture armoriée, usée, racornie, aux pages de parchemin jauni, dont il déchiffra le long titre en latin : Histoire merveilleuse de Pierre, Seigneur de Morimont, de retour des croisades, ramenant le plus grand bien en Sathanaci Villa Regia, sous la lumière d'Arduenna.

Il examina cette relique, à la très épaisse couverture de peau craquelée, feuilleta ses pages ici et là enluminées, aux coloris défraîchis et soupira :

— Merci de m'avoir montré ce joyau, rav ([11]), mais il est hélas bien au-dessus de mes moyens.

Le vieillard accentua son sourire :

— Il est inestimable, gentelis Alain et mon intention n'est pas de te le vendre mais de te le donner. Toi et tes amis en ferez bon usage.

Il leva une main décharnée pour parer ses protestations, sourit avec tendresse à la jeune fille et à son frère avant de reporter son attention sur le géomancien :

— La damoiselle tu garderas et l'enfançon pareillement. Tous pour cela ne serez pas de trop. Maintenant va, messire Alain, rejoindre tes gentils amis ; le secret de ce livre vous guidera vers la lumière. Si Dieu le veut... Mazel tov ([12]).

Très ému, Alain s'inclina :

— Un grand merci, rav et que Dieu te garde...

Ce fut avec une émotion teintée d'un indéfinissable malaise qu'ils gravirent les quelques marches pour sortir dans l'impasse, la ruelle aux pavés luisant d'humidité. Ils réprimèrent un frisson : la température extérieure était moins élevée que celle de l'échoppe !

Viviane avait donné le bras à Alain, craignant de trébucher sur ces pavés irréguliers. Ils débouchèrent dans la rue de la Tour du Diable et furent assaillis par l'atmosphère étouffante de l'été cependant que leurs oreilles, de nouveau, bourdonnaient et que leur vue, un instant, se brouillait.

— Comme c'est étrange, murmura la jeune fille. L'échoppe et la ruelle des Poilus étaient silencieuse, ouatée et, brusquement, de retour dans cette rue de la Tour du Diable, les mille rumeurs de la ville redeviennent perceptibles.

Ils tournèrent la tête, pour jeter un dernier coup d'œil à cette impasse et tressaillirent violemment : derrière eux s'élevait le mur gris, parfaitement uni, d'une vieille maison ! L'impasse des Poilus — ou des Velus — avait disparu...

Les doigts de Viviane se crispèrent sur le bras du géomancien et elle prononça, d'une voix presque enrouée :

— Ce n'est pas possible ! Nous... nous aurions donc rêvé?...

— Et ça, fit-il en lui montrant le vieux manuscrit relié. Ce livre n'a pas pu sortir d'un rêve ; il est bien réel ! Aussi réel que l'était — temporairement — ce sage, cet érudit juif qui émaillait son langage de mots en vieux français...

 

 

Lorsque Alain Le Kern, Viviane et l'enfant arrivèrent à Kingersheim, chez Jean-Jacques Munck, il était plus de 18 heures et leurs amis commençaient à s'inquiéter de leur longue absence.

Surprise, Régine Véran considéra la jeune fille dans cette robe légère, blanc cassé, au large décolleté et remarqua :

— Tiens ! Je possède une robe identique à la vôtre...

— Rien de surprenant, c'est la tienne, sourit le géomancien en déposant sur la table du living le vieux manuscrit.

Il expliqua la raison de cet « emprunt » dans la valise de Régine et celle-ci approuva pleinement son initiative. Gilles, lui, s'était emparé de l'ouvrage richement enluminé et hochait la tête, en connaisseur :

— Je comprends pourquoi vous arrivez si tard. Tu as dû aller fureter chez les bouquinistes du vieux Mulhouse. Belle acquisition.

Le gamin haussa les épaules.

— C'est un vieux barbu qui n'existe pas qui lui a filé...

— Qui le lui a offert, rectifia sa sœur.

Gilles tiqua.

— Vous ne rectifiez pas autre chose, dans cette phrase ? Que veut dire Thierry en parlant de ce vieux barbu « qui n'existe pas » ?

Viviane se tourna vers Alain, embarrassée.

— Ne veux-tu pas expliquer à tes amis ce... cette chose folle que nous avons vécue ?

Il opina et se mit en devoir de narrer cette « chose folle », la rencontre de ce vieillard dans cette ruelle hors du temps et de l'espace, en cette échoppe médiévale éclairée par une lampe à huile, où régnait une température beaucoup plus basse qu'à « l'extérieur » ; il rapporta les étranges paroles de celui qu'il avait spontanément appelé rav (maître) avec respect, de cet homme qui semblait bien les connaître, donnant du « messire » à Gilles et à lui-même, qualifiant Viviane de « damoiselle » et usant d'« enfançon » ou petit enfant à propos de Thierry.

Jean-Jacques Munck et Monique, son épouse, avaient écouté ce récit avec une stupeur incrédule. Le colosse blond fourragea dans sa barbe et grommela :

— Voyons, Alain, je connais la rue de la Tour du Diable. Il n'y a jamais eu de ruelle de ce genre.

— Tu as raison, convint le directeur de la revue L.E.M., mais Alain n'a pas tort. Cette Horrigamanngasse. l'Impasse des Velus, a pu exister au Moyen Age. Auquel cas, nos amis ont emprunté une brèche communiquant, à travers l'espace-temps, avec cette époque révolue mais de façon temporaire. Autre hypothèse : cette faille dans notre continuum spatio-temporel les a fait émerger dans un univers parallèle, sur une Terre réplique de la nôtre, en un Mulhouse médiéval où, là, cette ruelle existe réellement.

« Le problème est de savoir qui a ouvert très opportunément cette brèche pour permettre à Alain de recevoir ce legs du passé « dont nous ferons bon usage », selon les paroles du vieillard. »

— Qui ajouta : « le secret de ce livre vous guidera vers la lumière »...

— C'est dingue ! rumina Jean-Jacques, point tout à fait convaincu.

— Aussi dingue, rappela Alain, que tous les « hasards » et « coïncidences » qui nous ont amenés à nous réunir. Tiens, un nouvel exemple : notre ami Daniel Huguet donne à Mulhouse et dans la région une série de spectacles d'hypnose et je pense que ce « hasard » n'en est pas un. Peut-être a-t-il, lui aussi, un rôle à jouer à nos côtés...

Gilles approuva d'un signe de tête.

— Tout comme notre ami Gérard Ehret, à Ruederbach, chez qui nous devions nous rendre ce soir. Tu permets que je lui téléphone, Jean-Jacques ?

— Ehret, le guérisseur ? Bien sûr. On dit beaucoup de bien de lui.

— Avec juste raison. Gérard Ehret est un étonnant guérisseur charismatique qui a obtenu maints résultats curatifs ahurissants. Tout comme Daniel Huguet, il est membre de l'I.M.S.A.

Gilles composa le numéro de son vieil ami et résuma l'objet de son appel, appuyant ensuite sur la touche « S » du téléphone digital afin que la réponse puisse être entendue de ses hôtes. Le haut-parleur incorporé retransmit la voix douce et feutrée du guérisseur :

— Je vais consulter quelques ouvrages anciens de ma bibliothèque ou faire appel à des amis érudits, mais je ne pense pas avoir jamais entendu parler d'une telle Horrigamanngasse ouvrant dans la rue de la Tour du Diable. Par contre, je connais bien les ruines imposantes du château de Morimont, dont il est question dans le livre reçu par Alain. Elles se trouvent presque à la frontière suisse, à moins de vingt-cinq kilomètres de Ruederbach. Je pourrai t'y conduire quand tu voudras.

— Volontiers. Je te rappellerai demain pour t'indiquer notre programme. Nous dînons ce soir chez M. Bienenmann, de Hammersttat... qui doit déjà nous attendre, car nous sommes un peu en retard.

— Un homme d'une rare urbanité doublé d'un lettrer de grande valeur. Présente-lui mes fraternelles amitiés ; nous nous connaissons de longue date. Fais la bise à Régine et à Alain pour nous. A bientôt.

— Nouvelle « coïncidence », sourit Viviane. Nous avons en Gérard Ehret un excellent ami commun. Mon père et lui entretiennent effectivement une amitié fraternelle. De surcroît, Gérard a guéri ma mère — qui est actuellement en Belgique chez des parents — d'une affection jusque-là rebelle à tous les traitements de la médecine classique. Il est en outre le parrain de Thierry.

« Alain, je te conseille d'emporter ce livre ; il intéressera vivement mon père... »

Ayant dit cela, la jeune fille attarda longuement ses regards sur l'ouvrage à la couverture armoriée. Pendant plusieurs secondes, ses yeux bleus, songeurs, exprimèrent une tristesse poignante qui n'échappa ni à Alain ni à Gilles...

 

 

Jean-Jacques et Monique avaient abandonné le fourgon Citroën pour une Peugeot 504 break GRD (la partie arrière séparée par un grillage en prévision des déplacements en compagnie de « Bébé », le dogue allemand).

Gilles et ses amis — guidés par Viviane — les précédaient sur la route de la forêt de la Hardt, roulant vers sa partie nord-nord-est et le district d'Hammersttat.

Après le croisement avec la D.47, au carrefour suivant, ils prirent à droite une route privée, virèrent à gauche et s'engagèrent sur un chemin forestier. Un portail en fer forgé franchi, une allée de gravier les amena bientôt dans un parc au milieu duquel s'élevait un magnifique manoir sur trois étages, au toit d'ardoise, à la façade à colombage du plus ravissant effet.

Pelouse bien entretenue, haies soigneusement taillées, deux étangs étalaient leurs eaux glauques de part et d'autre de l'édifice.

Deux dobermanns à la robe bleu et feu foncèrent sur les véhicules en aboyant avec fureur puis se calmèrent peu à peu lorsque Viviane et Thierry quittèrent le break, leur crièrent de se taire, tout en tapotant affectueusement leur court pelage lustré.

Sur le perron apparut un homme de haute stature : guère plus de 40 ans, une opulente chevelure châtain, le visage bronzé, physionomie avenante et racée. Il portait un pantalon de flanelle grise, un foulard de soie négligemment noué dans l'échancrure du col de sa chemise bleu ciel aux manches retroussées.

Viviane et Thierry se jetèrent dans ses bras et il les étreignit avec émotion, avant de serrer chaleureusement la main de Gilles et de ses compagnons cependant que la jeune fille les présentait.

— Comment vous témoigner ma gratitude, pour avoir si courageusement sauvé mes enfants, vous, mesdames et vous, messieurs ?

— C'est la question qui nous a préoccupés toute la journée, fit Gilles, faussement sérieux. Je pense qu'en supprimant les « madame » et « monsieur » vous aurez fait un grand pas dans ce sens et si, de surcroît, vous nous permettez de nous rafraîchir, nous serons comblés.

M. Bienenmann apprécia d'une inclinaison de tête cette façon décontractée de rompre la glace et sourit :

— Mon prénom est Richard, Gilles. Ma maison est la vôtre et des chambres vous attendent. Nous dînerons vers vingt heures et vous aurez le temps de prendre un bain. Viviane, ma chérie, veux-tu conduire nos amis ?

 

 

Tout en se frictionnant avec son eau de toilette Yatagan, Gilles Novak réfléchissait à cette journée fertile en péripéties cependant que Régine, en fredonnant, adorablement nue, fouillait dans sa trousse de toilette. Elle trouva son tube de rouge à lèvres et donna en riant un coup de hanche à son compagnon qui se coiffait devant la glace du lavabo. Gilles lui céda la place, non sans lui avoir administré une tape sur les fesses.

— Dépêche-toi, mon chou. Nos hôtes doivent nous attendre.

Au même étage, dans la seconde salle de bains communiquant avec sa chambre, Alain Le Kern, la serviette-éponge jetée autour du cou, sifflotait en se frictionnant lui aussi avec son eau de toilette.

On frappa à la porte et il lança :

— Oui, je suis prêt dans une minute...

Puis il réalisa que c'était à la seconde porte de communication avec la salle de bains et non point à celle de la chambre que l'on frappait.

La voix de Viviane lui parvint.

— Tu es visible, Alain ?

— Si tu es naturiste, oui, sinon, patiente un instant, plaisanta-t-il.

La porte s'ouvrit et la jeune fille blonde entra, sans complexe, vêtue d'un unique slip de nylon aussi opaque qu'une toile d'araignée !

— Je le suis, sourit-elle en prenant sur l'étagère un flacon d'extrait de Fleurs de Rocaille.

Elle cilla imperceptiblement à la vue du torse velu, aux poils noirs frisottés du géomancien ; elle eut pour ressortir une attitude bizarre, marchant un peu de côté, regagnant la porte presque à reculons.

Alain la retint par la main, sans brusquerie, lui parla avec gentillesse.

— Tu es vraiment naturiste et la nudité ne te choque pas ; tu demeures naturelle et pourtant... quelque chose en toi me déroute. Pourquoi marchais-tu de cette façon, pour regagner ta chambre ?

Elle se troubla.

— Mais... pour rien... Je te regardais, simplement et je n'aurais pas pu le faire si je... je n'avais pas marché à reculons.

Conscient qu'elle mentait, il se borna à sourire, teignant d'accepter cette explication et porta la main de Viviane à ses lèvres, y déposa un baiser. La jeune fille hésita une seconde, saisit les mains d'Alain, les maintint fermement le long de ses cuisses et l'embrassa longuement.

Il voulut l'enlacer mais elle garda solidement ses mains prisonnières des siennes, se laissa aller contre lui, savoura son baiser puis se recula avec vivacité pour lâcher ses mains, avant de regagner la porte en marchant à reculons.

— Ne me pose pas de question... Pas maintenant...

— Je ne t'en poserai plus... puisque ce « pas maintenant » signifie sans doute qu'à un autre moment tu consentiras à m'expliquer...

Elle eut de la tête un mouvement affirmatif et s'éclipsa, toujours lui faisant face, pour refermer la porte.

Le géomancien demeura perdu dans ses pensées, puis il afficha une mine soudain ahurie.

— Mais oui, murmura-t-il pour lui-même. C'est fantastique et j'aurais dû y penser plus tôt ! Tous les indices concordent... et jusqu'à son nom!...

 

 

La table avait été dressée dans une immense salle à manger, au plafond aux poutres apparentes, avec à gauche de larges baies vitrées et, à droite, une monumentale cheminée surmontée d'un blason... identique à celui qui ornait la couverture du livre énigmatique reçu par Alain !

Debout près de la cheminée, Gilles Novak but une gorgée de Pernod Light en bavardant avec Richard Bienenmann et Jean-Jacques Munck. L'épouse de ce dernier s'entretenait avec Régine, Viviane et Alain.

— J'avoue mon incompétence en matière de blason, Richard, fit Gilles, en levant les yeux sur l'écu orné de multiples symboles. Une série d'étoiles semblant onduler et dominée par une étoile plus grosse, trois abeilles, un glaive, une tête de sanglier, un visage triangulaire cornu et cette sorte de patte de canard... Un vrai rébus...

— C'en est un sans doute, Gilles, mais j'avoue moi aussi mon incompétence en ce domaine. Ce sont mes grands-parents qui ont acquis cette vieille maison au siècle dernier.

Alain Le Kern prêta l'oreille aux paroles de son ami sans pour autant regarder dans sa direction. Une lueur amusée passa dans ses yeux mais il ne fit aucun commentaire : tout comme lui, le directeur de la revue L.E.M. n'avait pas été sans remarquer à quel point l'aveu d'incompétence de leur hôte sonnait faux ; d'autant plus que Gilles, sans être un expert en héraldique, jonglait volontiers avec les symboles, en excellent ésotériste — et néo-ésotériste — qu'il était ! Le moment était sans doute inopportun de montrer à Richard Bienenmann le mystérieux ouvrage manuscrit que Gilles avait déposé dans son attaché-case. Mieux valait lui laisser l'initiative d'amener la conversation sur ce sujet, au moment où il jugerait nécessaire d'en parler.

 

 

A l'issue du repas — où l'on avait échangé des propos volontairement neutres

— Richard Bienenmann proposa à ses invités de passer au salon tandis que Viviane apportait des alcools.

C'était sans enthousiasme que Thierry avait pris congé de ces hôtes et de son « copain » Alain pour monter dans sa chambre.

Gilles Novak fit circuler son paquet de Pall Mail après avoir, négligemment, déposé son attaché-case près du fauteuil voisin de celui de Régine. Il fuma un instant en silence, puis s'adressa au maître de maison :

— Pardonnez mon indiscrétion, Richard, mais Viviane, peu après l'attentat dont elle et Thierry ont failli être les victimes, a invoqué une... affaire d'héritage, pour expliquer les mobiles des tueurs que nous avons abattus.

Richard Bienenmann coula un bref regard contrarié à sa fille puis soupira :

— Une sordide histoire d'héritage qui remonte déjà à un certain temps et revient sur le tapis depuis quelques mois. L'enjeu est d'importance : un complexe industriel en Lorraine faisant l'objet d'une indivision que certains parents éloignés, sans aucun scrupule, voudraient me contraindre à vendre afin de récupérer ce qu'ils considèrent être leur part. Les gredins n'ont pas hésité à passer des menaces à l'action en engageant ces tueurs à gages...

Gilles Novak hocha doucement la tête (peu convaincu par cette explication tirée par les cheveux).

— Une fois encore, pardonnez mon insistance indiscrète dictée non point par une curiosité malsaine mais par le désir sincère de vous aider. Je vous crois lorsque vous faites allusion à un héritage, mais je ne donne pas à ce mot une acception financière... dans le cadre de votre famille. Tout d'abord, une question croyez-vous au hasard ?

Bienenmann flaira un piège dans cette anodine question et sa réponse ne fut pas nette.

— Ma foi, oui, cela paraît logique... en fonction de telle ou telle circonstance.

— Bien. Analysons les faits : en fin de matinée, Régine, Alain et moi cherchons un coin pour pique-niquer dans la forêt de la Hardt Nord que nous ne connaissons absolument pas. Je fais un appel C.B. et Jean-Jacques Munck me répond, m'indique un endroit tranquille. Par « hasard », il me connaît pour être un lecteur de la revue L.E.M. et par « hasard » il doit justement traverser la forêt, passer à deux pas du sentier où nous allons faire halte. Il m'annonce son intention de nous dire bonjour. Après notre pique-nique, par « hasard », le lieu de l'attentat contre vos enfants se trouve à cinquante mètres de nous ; par « hasard », Monique et Jean-Jacques Munck arrivent une minute après et nous prêtent main-forte. Par « hasard », Jean-Jacques a dans son véhicule un véritable arsenal, ce qui est normal pour un honnête commerçant vendant des armes.

« Par « hasard », Jean-Jacques, son épouse, Régine, Alain et moi-même savons parfaitement nous servir de divers types d'armes et n'hésitons pas une minute à tendre une embuscade aux tueurs dont Viviane appréhende le retour. »

Richard Bienenmann arrondit les épaules.

— Simple série de coïncidences... heureuses, puisqu'elles vous ont permis de sauver mes enfants.

— Soit. Négligeons le « hasard » ayant fait qu'Alain ait eu la présence d'esprit d'emprunter une robe dans la valise de Régine pour permettre à Viviane d'abandonner sa robe déchirée et roussie avant de se rendre au commissariat central de Mulhouse. Ce qui n'aurait pas été possible si, par « hasard », Régine n'avait pas oublié de fermer à clé sa valise !

« Pendant que Viviane se rend au commissariat central, Alain et Thierry se promènent, dégustent des glaces et vont chez un bouquiniste. Là, par « hasard », Alain rencontre un vieux monsieur lui indiquant un autre bouquiniste où il trouvera peut-être des ouvrages intéressants. Alain ne connaît pas Mulhouse et note l'adresse d'une impasse : Horrigamangasse, l'impasse des Velus ou des Poilus.

« Il s'y rend un peu plus tard avec Viviane et Thierry et pénètre dans la ruelle après avoir éprouvé une étrange sensation : bourdonnement d'oreilles, sorte de vibration fugitive de l'air. Le pavé de la ruelle — où règne bizarrement une température fraîche et humide — paraît mouillé, comme par une averse récente alors que la rue de la Tour du Diable où s'amorce l'impasse, est parfaitement sèche : c'est l'été et il fait très chaud.

« Dans une antique échoppe, un vieillard juif offre en cadeau à Alain un ouvrage d'une valeur inestimable, calligraphié, manuscrit, que je vous montrerai bientôt.

Un heureux « hasard », ce cadeau de prix ! Le vieillard semble bien nous connaître et recommande à Alain et ses « nobles amis » de veiller sur Viviane et Thierry, en précisant aussi que ce livre nous guidera vers la Lumière.

« Alain et vos enfants quittent ce vénérable vieillard juif, manifestement un Initié, sortent de la ruelle, arrivent dans la rue de la Tour du Diable et, se retournant, ils constatent que l'Horrigamangasse, l'impasse des Velus a disparu, n'a jamais existé, du moins dans notre continuum espace-temps. »

Richard Bienenmann tira un peu plus nerveusement sur sa Pall Mail, rejeta lentement la fumée, comme pour se donner le temps de trouver une réponse :

— Oui, ce dernier point est... irritant et j'avoue que cette impasse des Velus — vraisemblablement une référence aux soldats de la guerre de 14-18 — pose une énigme.

— Vous pensez, intervint Alain Le Kern, que « Poilus » se rapporte aux soldats de la Première Guerre mondiale ?

— Oui, naturellement. Vous voyez une autre explication ?

Le géomancien eut une moue affirmative mais laissa poursuivre Gilles Novak.

— La toponymie est souvent riche d'enseignement, Richard, mais il faut savoir la dépoussiérer et au besoin aller au fond des symboles. Il existe un quartier, à Marseille, ayant nom « Les trois Lues ». Il ne s'agit pas d'une référence à l'évangéliste ni à des triplés qu'aurait pu avoir sa famille, sourit-il, mais des Très Luces, les Trois Lumières, qui représentaient les tours à feu dominant les collines et servant à donner l'alarme à l'approche des barbaresques.

« Dans le terme de « Poilus », il ne faut donc pas voir les bidasses de 14-18 mais... autre chose. Surtout si l'on se réfère à la seconde traduction — aussi exacte que la première — de Horrigamangasse : l'impasse des Velus. »

Il fit une pause, tourna la tête en direction de la cheminée et enchaîna :

— Votre blason m'intrigue et tout à l'heure — ne m'en veuillez pas, Richard — je vous ai menti en prétendant ne rien comprendre à ces symboles. J'ai même usé de termes impropres, relevant du banal, pour les désigner.

« Cette série d'étoiles qui semblent « onduler », au nombre de sept, désigne la Grande Ourse ou le... Serpent d'Etoiles, au plan traditionnel ésotérique. Un astre plus brillant les domine : la Polaire, l'étoile alpha de la Petite Ourse, de nos jours. Voici quatre mille cinq cents ans, la Polaire était l'étoile alpha du Dragon, également appelée : le Serpent. Sur votre blason... »

— Je vous rappelle, le coupa Richard Bienenmann avec un geste d'excuse, que ce blason n'est pas mon blason mais celui de ce manoir acheté par mes grands-parents.

— Admettons, concéda Gilles avant de reprendre son analyse. Ce blason comporte trois abeilles, une tête de sanglier et ce que j'ai appelé de façon volontairement erronée, avant le dîner, une sorte de patte de canard. Le sanglier était l'animal-totem des Mérovingiens ; l'abeille, nourricière des dieux, signifie aussi : initiation. Trois cents abeilles d'or garnissaient le manteau de Childeric Ier, souverain mérovingien. La patte de canard est en fait une patte de crapaud, ce dernier animal jouant chez les Mérovingiens — ces rois-prêtres initiés — le rôle d'emblème ou de blason avant la lettre, car le blason n'apparut qu'au XIIe siècle. Stylisée plus tard par les monarques usurpateurs, cette patte de crapaud devint... la fleur de lys.

« Quant à ce visage triangulaire et cornu, à la face rouge, l'héraldique le désigne par « tête de diable de gueules », mais ce n'est évidemment pas le diable, ce ridicule épouvantail forgé par l'Eglise, complice de l'anéantissement des Mérovingiens. C'est Satan-Lucifer, le Porte-Lumière, l'Initiateur souvent associé au Serpent, au Dragon. Parmi les « dieux » — entendez les Extraterrestres civilisateurs — qui vinrent jadis sur la Terre, l'un d'eux voulut quelque peu précipiter l'initiation, le développement des humains amorcé par ses frères. En un mot, il agissait en démiurge « porte-lumière »

Lux fero, en latin — mais, jugé trop pressé par ses pairs, ceux-ci le rejetèrent et il devint le fameux « ange déchu » de la Tradition. C'est là une notion bien différente de celle du « diable », vous en conviendrez.

« Le Serpent possède un sens analogue — parmi beaucoup d'autres — lié à la Connaissance. Il est aussi symbole de souveraineté d'origine divine dans l'Uraeus d'or, le cobra royal qui orne le front d'isis. »

Gilles Novak s'accorda une pause, dégusta par petites gorgées un excellent armagnac Marquis de Montesquiou et s'informa, faussement détaché :

— Puis-je continuer, Richard ?

Ce dernier échangea un furtif regard vaguement embarrassé avec sa fille et esquissa un demi-sourire qui se voulait désinvolte.

— Au point où vous en êtes, il serait dommage de faire dévier la conversation sur la pluie et le beau temps ! Vous êtes un remarquable conteur, Gilles et en tant que tel, vous savez entretenir le suspense. Nous vous écoutons.

— Bien... Avant de revenir à Satan — ou Sathan, avec « th » — soulevons l'un des voiles pudiquement jetés sur certains événements historiques. L'an 656 voit mourir le roi mérovingien Sigebert III. Son fils, Dagobert II, alors âgé de sept ans, lui succède. Ici commence l'accomplissement des noirs desseins des Pépinides — les Pépin — maires du palais d'Austrasie, fourbes et ambitieux, qui briguent la couronne. L'intrigant numéro un est alors Grimoald dit Pépin l'Ancien qui enlève le jeune Dagobert II, fait tondre son opulente chevelure — signe de déposition, de dégradation symbolique — et l'expédie en Irlande. Il est abandonné et passera pour mort. Après bien des tribulations, ce jeune « roi perdu » revient, se cache à Rhédae dans le Haut-Languedoc, aujourd'hui : Rennes-le-Château, dont on parlera beaucoup à propos du trésor wisigothique découvert par l'abbé Saunière vers 1887. Dagobert II, avec ses sujets fidèles, reconquiert son royaume et s'installe à Stenay, dans la Meuse, au cœur des Ardennes, près de la forêt de la Woëvre, c'est-à-dire la Vouivre, le Serpent... qui fut « céleste » de par ses origines avant de devenir chtonien, souterrain, caché.

« C'est dans cette forêt, près de Stenay, que le roi Dagobert II, maintenant âgé de trente ans, va périr assassiné au cours d'une chasse au sanglier... l'animal-totem mérovingien que ce monarque

Mérovingien lui-même — n'aurait pas dû chasser, commettant en cela un sacrilège au plan ésotérique. L'assassin n'est autre que son propre filleul, à la solde de Pépin de Herstal — ou Héristal — dont la famille, je vous le rappelle, ne songe qu'à le détrôner. Ainsi périt le Roi Perdu, le dernier monarque mérovingien d'Austrasie et dernier descendant de Clovis. Du moins, c'est ce que l'on croit...

« Ce roi fut oublié, puis gommé de l'Histoire de France ; au XVIIe siècle, des historiens malhonnêtes payés par Mazarin n'hésiteront même pas à nier son existence ! Le roi Dagobert II, inhumé à Stenay, fut donc fait néant, c'est-à-dire anéanti, ce que d'autres tripotages de l'Histoire manipulée par les usurpateurs — à commencer par les Pépinides — transformèrent en « roi fainéant » ([13]). Cela avec la bénédiction de l'Eglise catholique, apostolique et romaine, trop heureuse d'enterrer ainsi cette dynastie ô combien gênante qui venait des étoiles ! Car Mérovée ou Mérouweg — grand-père de Clovis — a pour origine une lignée « surnaturelle » engendrée par un dieu ou des « dieux » détenteurs du « sang bleu », l'une des caractéristiques génétiques des Mérovingiens leur conférant la qualité royale « de droit divin ». L'on devrait dire en fait : de droit « extraterrestre » !

« Ces Rois-Prêtres sont les Reges Criniti : les rois chevelus et... VELUS. Une autre de leurs caractéristiques réside dans le fait qu'ils ont une sorte de crinière dorsale, le long de la colonne vertébrale, composée de longs poils, de soie de sanglier ; d'où cet animal-totem des Mérovingiens de sang royal... issus de la Première Race, la Race Primordiale venue du « ciel ». Certains portaient aussi, à hauteur du cœur, une tache pigmentaire en forme de croix. Rien à voir ici avec la croix christique. Il faut voir là une marque génétique révélant le croisement, le métissage ancestral avec les Initiateurs extraterrestres qui donnèrent ainsi naissance aux « Fils du Serpent »... Une tache qui parle, n'est-ce pas ? »

Le directeur de la revue L.E.M. observa durant quelques instants le trouble grandissant que Richard Bienenmann et Viviane manifestaient et renchérit :

— Une tache pareille à celle que porte votre fils Thierry, mon cher Richard et que vous portez peut-être vous aussi. Et il n'est pas jusqu'à votre patronyme qui ne constitue un symbole parlant. Je n'entends pas l'allemand, mais Alain Le Kern m'a renseigné qui manie assez bien la langue de Goethe. Bienenmann, cela veut dire : Gardien d'Abeilles ou Gardien des Abeilles. Et les abeilles sont l'un des emblèmes de la dynastie de Mérovée, de ces monarques VELUS, dont le souvenir se retrouve dans Horrigamangasse, l'impasse des VELUS — ou des Poilus — qui existe dans un autre espace et un autre temps !

« Vous êtes de sang royal « de droit divin » parce qu'appartenant à la seule lignée royale véritablement légitime ; en vos veines coule le sang mérovingien que vous a transmis Sigebert IV, le fils de Dagobert II, que l'Histoire officielle a également gommé, a « fait néant » pour livrer la couronne aux usurpateurs : les Pépin, les Capétiens, les Valois et les Bourbons.

« Vous êtes l'un des Fils du Serpent, mon cher Richard, de ce Serpent d'Etoiles qui figure sur votre blason — car c'est bien votre blason qui orne cette cheminée — et vos lointains ancêtres venaient de l'étoile Polaire, du moins d'une planète de ce système stellaire... »

CHAPITRE III

Richard Bienenmann, troublé, considéra tour à tour ses hôtes puis revint au directeur de la revue L.E.M.

— Après une aussi magistrale démonstration, j'aurais mauvaise grâce à continuer de nier : oui, ce blason est bien celui de ma famille et je descends effectivement de la lignée de Mérovée, de ces rois ridiculisés par l'Histoire et qualifiés de « fainéants ». Par-delà les siècles, cette vérité de « lignage céleste » s'est transmise depuis la souche originelle. Des documents attestant de son authenticité auraient été cachés à Stenay, ce village de la Meuse où Dagobert II, assassiné le 23 décembre 679, fut enterré. Malheureusement, ces pièces historiques ont disparu, volées par l'Eglise ou « captées » par l'un ou l'autre des rois usurpateurs qui se sont succédé sur le trône de France en commençant par les Pépinides et Pépin le Bref. Certes, ces monarques eux aussi ont contribué à faire ce que fut la France, mais qui peut dire quel destin — plus brillant ou plus sombre — aurait été celui de notre pays si les Mérovingiens n'avaient pas été écartés, « faits néant » ?

— La question vaut aussi pour l'Ordre du Temple qui, au XIVe siècle, fut à son tour « fait néant », intervint Gilles Novak. J'en ai la conviction, les Templiers connaissaient l'origine extraterrestre des Mérovingiens ; l'on conçoit alors avec quel acharnement Philippe le Bel — ce roi félon et usurpateur parce qu'étranger au sang de Mérovée — a agi pour, avec la complicité de l'Eglise, martyriser les Chevaliers du Temple et anéantir leur Ordre... qui survécut pourtant en secret.

« Tous les griefs faits aux Templiers par Philippe le Bel et l'Inquisition — la Gestapo de l'Eglise — ne sont que leurres visant à cacher le grand secret, savoir l'origine « céleste » de vos ancêtres, Richard. »

Ce dernier demeura un instant méditatif puis :

— Cette interprétation de ce noir épisode de notre Histoire éclaircit bien des points et je ne suis pas loin d'y adhérer.

— Cela expliquerait aussi la haine viscérale de l'Eglise à l'endroit des sociétés et ordres initiatiques bénéfiques tels la Franc-Maçonnerie, la Rose-Croix — principalement représentée aujourd'hui par l'A.M.O R.C. — le Martinisme, renchérit Alain Le Kern. Ces sociétés dites « secrètes » conservaient dans leurs traditions une partie de ce secret... qui fut d'ailleurs, même au sein de ces sociétés, peut-être perdu.

— La fameuse « Parole Perdue » de certains ordres initiatiques, sans doute, prononça Jean-Jacques Munck.

Gilles et Alain le considérèrent avec une surprise non dissimulée et le gérant d'Armimpex éclata de rire :

— Ne faites pas cette bouille, mes amis ! Je ne suis pas dans le secret des « dieux » — ni des Extraterrestres que l'on a pris pour eux, jadis — mais j'ai beaucoup lu, notamment ta revue L.E.M. ([14]), Gilles.

— A propos de lecture, enchaîna celui-ci, le moment est venu d'examiner plus attentivement l'ouvrage qu'a reçu Alain, dans les circonstances mystérieuses que vous savez.

Il s'empara de son attaché-case mais leur hôte proposa :

— Nous serions mieux dans mon cabinet de travail, pour cela. Si vous voulez bien me suivre ?

Ils gagnèrent une vaste bibliothèque, dans l'aile sud du manoir et Gilles, sur une longue table en chêne au robuste plateau patiné par les ans, déposa sa mallette, tout en appréciant ce cabinet de travail aux murs tapissés de rayonnages soutenant des milliers de volumes avec, près de la baie vitrée, un appareil duplicateur, une petite console supportant un magnétophone, un projecteur de diapositives et un écran enroulable.

De son attaché-case, il retira le volumineux ouvrage à couverture de peau armoriée.

— Vous reconnaîtrez, Richard, que c'est bien là le blason de vos ancêtres, inconnu des historiens. Ce blason secret est donc celui des Fils du Serpent... du Serpent d'Etoiles dont la Polaire porte un cortège planétaire, avec une civilisation qui généra la dynastie mérovingienne...

Richard Bienenmann et sa fille, muets d'émotion, observaient pensivement ces armoiries, en tout point identiques à celles qui figuraient au-dessus de la cheminée de leur living.

Gilles ouvrit le volume à la page où s'inscrivait le long titre en latin : Histoire merveilleuse de Pierre, Seigneur de Morimont, de retour des croisades, ramenant le plus grand bien en Sathanaci Villa Regia, sous la lumière d'Arduenna.

— Je n'ai pas eu le temps, bien sûr, de lire ces pages de parchemin enrichies d'enluminures ; au demeurant, mon latin est plutôt lacunaire. Il y est surtout question des exploits guerriers du seigneur Pierre de Morimont, lors de la troisième croisade. Demain, notre ami Gérard Ehret nous parlera plus en détail de cet épisode, passionné qu'il est de l'Histoire du Haut Sundgau et des personnages illustres de l'Alsace, tel le comte Pierre de Morimont.

« Pour l'heure, contentons-nous d'analyser le titre de ce livre remontant à la fin du XIIe siècle. Le comte ramena donc des croisades quelque chose de très important — appelé ici « le plus grand bien » — qu'il déposa en Sathanaci Villa Regia, en français : la demeure royale de Sathan. En vieux germanique, la ville dont il est question avait nom : Sadorn Tan ou « Feu de Saturne » ou encore « Domicile de Saturne ». Au gré des siècles, le nom dériva de Satanacum, vers Sathenay puis vers Stenay, nom qu'elle conserva jusqu'à maintenant.

« Le titre mentionne aussi « sous la lumière d'Arduenna », l'antique Diane celtique, signifiant également « ce qui brûle ». Et cela nous rappelle le « Feu de Saturne » et la demeure de Sathan, dans les flammes de l'enfer. Arduenna désigne évidemment les Ardennes, où se trouve Stenay. C'est là, dans ce modeste village où fut inhumé Dagobert II le Mérovingien, que fut caché ce « plus grand bien », ce grand secret très probablement lié à la dynastie mérovingienne... avant d'être volé ou évacué vers un autre lieu.

« La plupart des rois de France passèrent par Stenay, dans l'espoir d'en percer le secret... puis de le détruire ! Les Allemands s'y intéressèrent pareillement et le 9 septembre 1914, lors de la Première Guerre mondiale, des officiers allemands torturèrent monseigneur Pierre Mangin, curé-doyen et maire de Stenay qui connaissait ce terrible secret. Le vieillard — il avait soixante-treize ans — mourut sans l'avoir divulgué. Durant la Seconde Guerre mondiale, d'autres officiers allemands, nazis cette fois, s'efforcèrent de découvrir les mystérieux documents, en pure perte. »

Gilles Novak étouffa un soupir en tapotant de l'index l'épaisse couverture de l'ouvrage manuscrit.

— Il va nous falloir lire in extenso cet énorme volume ; la clé doit s'y trouver, en clair ou sous forme de rébus... ce qui nous promet des nuits blanches !

Une légère vibration se fit entendre et une lueur vive illumina la bibliothèque, en provenance de la porte-fenêtre. Tous avaient tourné la tête, sidérés : à travers les vitres ils distinguaient une sphère brillante qui projetait cette vive clarté sans pour autant les éblouir.

La porte-fenêtre s'ouvrit d'elle-même, lentement et la sphère, d'un diamètre d'une cinquantaine de centimètres, pénétra en flottant dans le cabinet de travail.

Jean-Jacques Munck marmonna un juron et chuchota à l'intention de Gilles :

— Les armes sont restées dans ma voiture et nous n'avons rien pour...

Le directeur de la revue L.E.M., après un coup d'œil à Régine, déclara à voix haute :

— Je crois que nous n'avons rien à craindre. Restons immobiles et... attendons.

Viviane Bienenmann avait instinctivement saisi la main d'Alain, à ses côtés. Il serra doucement ses doigts qui tremblaient un peu.

La sphère, avec son curieux ronronnement, s'immobilisa au-dessus du gros ouvrage et, lentement, de sa masse brillante s'étira un fin dard éblouissant dont l'extrémité se posa à l'angle inférieur de l'épaisse couverture en parchemin de mouton. Avec un faible grésillement, le dard lumineux découpa proprement le bord de la couverture jusqu'à l'angle supérieur puis se rétracta dans la sphère, laissant béer le bord de la reliure de peau.

Un autre mince rayon lumineux, bleuté celui-là, émergea lentement de la sphère et son extrémité se courba, s'introduisit dans la fente et en retira un parchemin plié en quatre qui fut « déposé » sur la table !

— Bonté divine ! chuinta Richard Bienenmann. Comment ce... cette « chose » -là pouvait-elle savoir que l'épaisse couverture du lire dissimulait ce parchemin ?

Il tendit la main pour s'en emparer mais la vibration de la sphère s'intensifia et ses doigts rencontrèrent une résistance, un obstacle invisible qui faisait écran !

Il retira vivement sa main et déglutit avec difficulté cependant qu'un troisième faisceau lumineux, rouge cette fois, sortait du globe, se recourbait et se glissait comme le précédent par la fente de la couverture découpée. Progressivement, celle-ci se distendit, avec de petits craquements. Le faisceau remonta avec lenteur tout au long de la fente, semblant injecter une substance qui gonflait la couverture puis, tout aussi lentement, un autre faisceau lumineux, jaune safrané, parcourt à deux reprises le bord découpé. Lorsque le faisceau se rétracta, il n'y avait plus la moindre trace de coupure : la couverture armoriée, redevenue épaisse comme à l'origine, paraissait intacte.

Le régime des vibrations émises par la sphère se modifia et une voix feutrée, avec parfois des inflexions étranges, se fit entendre :

— Mettez en sécurité ce parchemin mais laissez ce livre là où il est et n 'y touchez plus. Dissimulez vos véhicules ; ils ne doivent pas rester à l'extérieur. Regagnez vos chambres et n 'en sortez pas, quoi qu’il arrive. Il y va de votre sécurité. Plus tard, vous comprendrez...

Alors que la sphère s'éloignait en direction de la porte-fenêtre, Gilles Novak rompit le silence qui avait succédé à cette singulière « apparition ».

— Je m'adresse à toi, ami, qui viens de parler par le truchement de cette sphère. Où que tu sois, tu sembles remarquablement informé, ce qui n'est pas notre cas. Nous respecterons les consignes que tu viens de nous donner, mais ne pourrais-tu pas nous renseigner davantage ?

La voix feutrée répondit :

— Par l'épée de foudre à la vouivre, tu briseras le sceau du Hiéron et franchiras la première porte. D'autres t'attendront, en d'autres lieux aussi terribles. Que le courage et la persévérance vous accompagnent, toi et tes Frères.

La sphère lumineuse franchit la porte et fonça vers le ciel à une allure vertigineuse.

Jean-Jacques Munck, dérouté, héla Gilles Novak.

— Dis donc, comment pouvais-tu savoir que nous n'avions rien à craindre de cette boule lumineuse ?

— Régine et moi avions eu déjà l'occasion d'être confrontés à ce type d'engin... venu d'Ailleurs ([15]).

Viviane adressa une interrogation muette à son père qui opina, avant de déclarer :

— Ce n'est pas la première fois, je me résous à vous le confier, que nous sommes... « visités » par ce genre de « boules parlantes ». La semaine dernière, une sphère analogue s'est un soir matérialisée pour me prévenir que Viviane disparaîtrait pendant quarante-huit heures et que ni elle ni moi n'avions rien à craindre. Aucun mal ne lui serait fait et elle reviendrait auprès de moi en parfaite santé. La « voix » — sans animosité ni menace — me conseillait de ne pas prévenir la Police afin de m'éviter des tracas et des suspicions inutiles.

« Affolé, je grimpai à l'étage : Viviane avait disparu sans le moindre bruit et sa chambre était vide ! Deux jours durant je fus rongé d'inquiétude puis, dans le courant de la nuit, s'éleva une vibration, la même que celle que nous avons entendue tout à l'heure. Je courus vers la chambre : Viviane dormait paisiblement dans son lit ! Interrogée, elle ne se souvenait de rien et ignorait même avoir disparu pendant deux jours complets !

« C'est là un mystère que nous n'avons jamais pu élucider... »

Gilles avoua pareillement son ignorance et conseilla :

— Ne perdons plus de temps et suivons à la lettre les consignes édictées par la sphère. Richard, savez-vous où nous pourrions garer nos voitures ?

— A une centaine de mètres derrière le manoir se trouve une vieille ferme, avec une vaste grange qui fera parfaitement l'affaire. Mais... n'est-ce pas imprudent de laisser, bien en évidence sur la table, ce précieux ouvrage ?

Gilles Novak déplia le parchemin extrait de la couverture, y jeta un coup d'œil et le tendit à son hôte.

— Non, laissons ce livre au milieu de la table. En revanche, si vous avez un coffre, placez-y ce document dont nous prendrons connaissance demain matin. L'heure avance et nous avons intérêt à suivre les conseils qui nous ont été prodigués.

Avant de sortir pour aller dissimuler les voitures, Gilles effleura du regard une dernière fois le volume manuscrit du Seigneur Pierre de Morimont. Il ébaucha un sourire qui n'échappa point à Régine.

Elle lui prit le bras et chuchota :

— Qu'est-ce que tu mijotes, encore ?

Il tourna vers elle un visage exprimant la plus parfaite innocence.

— Moi ? Mais rien du tout, mon ange...

Elle le connaissait trop pour ne point entretenir quelque doute quant à la sincérité de sa réponse !

 

 

Alain Le Kern éteignit la salle de bains et en laissa la porte ouverte ; ii ferma les volets de la fenêtre de la chambre mais ouvrit en grand le vitrage en raison de la chaleur lourde qui régnait.

Le géomancien renonça à la pipe, alluma une Pall Mail et s'étendit sur le lit, un cendrier près de la veilleuse qui dispensait une lumière atténuée. II ressassait les événements de cette journée, extraordinairement mouvementée, qui laissait augurer bien d'autres rebondissements.

Après avoir garé les voitures dans la grange de la ferme voisine, Jean-Jacques Munck avait tenu à distribuer des armes à ses nouveaux amis, « pour le cas où... » Le Kern avait reçu un Riot-Gun Mossberg, calibre 12 Magnum en version 8 coups, réplique fidèle du fusil particulièrement meurtrier équipant la Police U.S. L'arme, chargée, cartouche à balle dans le canon, se trouvait dans l'angle de la chambre, non loin de la table de nuit... « pour le cas où », ainsi que Jean-Jacques l'avait précisé !

La seconde porte de communication de la salle de bains s'ouvrit doucement. Alain éteignit sa cigarette et se leva : Viviane, adorablement nue, ses longs cheveux blonds touchant presque ses épaules, s'avança et se blottit dans les bras du géomancien. Ils échangèrent un long baiser puis la jeune femme éclaira le lustre de la chambre et murmura :

— Même avant la brillante démonstration de Gilles Novak, je suis persuadée que tu avais compris les raisons pour lesquelles je m'efforçais de dissimuler mon dos.

Les mains sur les épaules de Viviane, il inclina la tête en souriant :

— Oui, j'avais effectivement compris que tu portais la marque des Reges Criniti : les Rois Velus de sang mérovingien...

Il la fit pivoter et put tout à loisir, avec un certain émoi, examiner la crinière de longs poils blonds-roux qui descendaient le long de la colonne vertébrale de la jeune femme.

— Plutôt gênant pour faire du naturisme sur une plage, n'est-ce pas ?

— Oui, mais pas gênant du tout pour en faire dans l'intimité, rit-il en l'enlaçant pour la soulever dans ses bras et aller la déposer sur le lit.

Elle se colla à lui, chercha ses lèvres et, gémissante déjà, répondit à ses caresses...

 

 

Un automatique au canon prolongé d'un silencieux passé dans la ceinture, deux silhouettes escaladèrent le portail du manoir, se tinrent immobiles un instant puis se laissèrent tomber de l'autre côté, dans l'herbe verte qui amortit leur chute.

Les deux hommes, l'index sur la détente, scrutaient la demi-obscurité du parc encore faiblement éclairé par la lune déjà basse sur l'horizon. Ils avaient dû attendre plusieurs heures que l'ensemble des fenêtres de la façade se fussent éteintes.

— Bizarre que les deux chiens n'aient pas aboyé, chuinta l'un d'eux en allemand.

— Ils les ont peut-être bouclés à l'intérieur.

— En plein été ? M'étonnerait... Bizarre aussi qu'il n'y ait plus de voitures, devant la maison. Lors de notre premier passage, vers dix heures, elles étaient encore là.

— Premier passage, tu l'as dit ; nous ne sommes pas restés en planque des heures durant. C'est à notre second passage, vers minuit, que nous avons constaté l'absence des voitures. Les visiteurs auront pu partir entre-temps.

« Bon, allons-y, inutile de poireauter... »

Celui qui venait de parler remonta sur son épaule la courroie d'une sacoche noire et ouvrit la marche, longeant une haie à gauche pour éviter de traverser en diagonale l'espace découvert. Ils n'empruntèrent pas davantage l'allée de gravier.

Prudemment, ils firent le tour de l'imposant manoir, notèrent sur l'arrière que la porte vitrée de la cuisine n'offrirait aucune résistance au matériel transporté dans la sacoche et poursuivirent l'inspection des autres accès possibles.

La porte principale de la façade, pleine et robuste, dotée de surcroît d'un système de protection à verrous multiples, il n'y fallait point songer. La porte-fenêtre de cette bibliothèque, sur l'aile droite ?

Les deux hommes examinaient attentivement les gonds, l'huisserie qui paraissait extrêmement solide. Découper un carreau et faire jouer à la fois les deux béquilles, l'intérieure et l'extérieure tandis qu'une pince-monseigneur écarterait le bord de la porte de l'huisserie ? Le gauchissement risquait fort de faire éclater plusieurs vitres...

Ils allaient abandonner cette porte-fenêtre quand le fin pinceau lumineux de la microtorche de l'un des intrus balaya la longue table et éclaira le volumineux ouvrage manuscrit.

— Oh ! Dis donc ! Est-ce que ce ne serait pas « ça » ?

— Possible, mais pas question de forcer cette porte avec les gens qui roupillent à l'étage ! Viens, la cuisine est tout indiquée...

Ils retournèrent sur l'arrière de la bâtisse et fourragèrent dans la sacoche. L'un d'eux humecta la ventouse d'un diamant de vitrier monté sur rotule, fit tourner l'outil dont la pointe crissa sur le verre et découpa un cercle parfait qu'il détacha ensuite pour le ranger dans la sacoche.

Quelques minutes encore d'efforts silencieux et la porte vitrée s'ouvrit docilement. Ils prêtèrent l'oreille, figés, aux aguets, mais le silence persistant les incita à pénétrer dans la cuisine, le fin pinceau de la microtorche éclairant à peine.

Ils sortirent de la cuisine : un hall central desservait les pièces du rez-de-chaussée. A droite et à gauche, des portes vitrées, ouvertes pour la plupart. Dans le living, la moquette étouffa le bruit de leurs pas et ils cessèrent de marcher sur la pointe des pieds. Les deux hommes s'orientèrent, traversèrent le salon et gagnèrent le cabinet de travail-bibliothèque.

Ils s'approchèrent de la table massive, projetant sur le précieux volume relié en parchemin de mouton le faisceau de la microtorche. L'un d'eux, de sa main gantée, l'ouvrit, le feuilleta, examina l'une des enluminures magnifiquement colorées, montrant un château fort en arrière plan et, au premier plan, des cerfs, des vilains se livrant aux travaux des champs.

— Ce bouquin à lui seul vaut une fortune, souffla l'intrus.

— C'est pas pour un fric-frac qu'on est venu ! Alors, c'est « ça » ou c'est pas « ça » ? Moi, j'y connais rien, au latin.

L'autre lut le titre sur la première page, soigneusement calligraphié :

— C'est sûrement ça ; il est question du seigneur de Morimont ramenant des croisades un truc très précieux à Stenay...

— Stenay ? Fallait le dire plus tôt ! Edelweiss sera vachement content quand on lui ramènera « ça » ! Allez, barrons-nous...

Il prit l'inestimable ouvrage sous le bras et, sans le moindre bruit, tous deux ressortirent du manoir, traversèrent le parc, se hissèrent le long du portail pour se recevoir en souplesse de l'autre côté.

Au bord du chemin, sur l'herbe, ils se mirent à courir jusqu'à la route départementale 47 où les attendait leur BMW Alpina B6, une berline à hautes performances pouvant atteindre 220 km/h.

Ils démarrèrent, roulèrent lentement jusqu'à l'entrée de Rumersheim-le-Haut et tournèrent à droite en direction de Bantzenheim, Chalampé et la frontière allemande...

 

 

Gilles Novak quitta l'encoignure de la fenêtre de sa chambre, enfila une robe de chambre légère pour couvrir sa nudité et, après un coup d'œil à Régine, qui dormait profondément, il sortit.

Dans le couloir, il ne tarda pas à être rejoint par Richard Bienenmann et Jean-Jacques Munck. Ils échangèrent un sourire et leur hôte chuchota :

— Je vois que je n'étais pas le seul à guetter dans l'obscurité, par l'entrebâillement de la fenêtre de ma chambre. Vous les avez vus ?

— Oui, quand ils ont dû quitter l'opacité de la haie pour gagner la façade.

— Et quand ils sont repartis, le bouquin sous le bras, confirma Gilles.

— Une chose m'inquiète, murmura Richard Bienenmann. Comment se fait-il que les chiens n'aient pas aboyé ? Même enfermés dans le cellier, ils auraient dû japper férocement à l'approche des deux malandrins.

Richard jeta un coup d'œil à la porte de la chambre du géomancien et baissa la voix.

— Ne réveillons pas votre ami ; allons plutôt voir mes chiens...

Lorsqu'ils furent au rez-de-chaussée, Régine, réveillée par leurs chuchotements, entrouvrit la porte, regarda à droite, à gauche et se décida à sortir sans se soucier de sa « tenue naturiste ». Elle gratta à la porte de la chambre du géomancien, attendit une minute, gratta à nouveau et entendit un léger grognement, un profond soupir puis des grincements dans le sommier du lit. Des pieds nus coururent et une porte se referma. Enfin, Alain, les yeux bouffis de sommeil, sa couronne de cheveux ébouriffée, parut dans l'entrebâillement. Reconnaissant Régine et sans se soucier de sa propre nudité — en parfaits naturistes qu'ils étaient l'un l'autre — il ouvrit la porte et baissa la voix.

— Il y a du nouveau ?

— Oui. Gilles, Jean-Jacques et Richard sont descendus. Je suppose que le manoir à reçu de la visite, mais je dormais. Je suis venue te prévenir dans l'éventualité où, en remontant, Richard aurait l'idée de réveiller Viviane.

Délicatement, entre le pouce et l'index, elle retira de la toison brune d'Alain, sur sa poitrine, un long cheveu blond et l'agita doucement sous son nez.

— Le vent, sans doute, qui l'aura amené là ?

Le géomancien cilla, finit par comprendre qu'il s'agissait d'un cheveu — ses yeux encore ensommeillés ne lui ayant pas permis une « mise au point » rapide ! — et il gloussa :

— Tu es une vraie frangine ! Merci de m'avoir prévenu. Mais comment savais-tu que... ?

— Notre chambre est mitoyenne et votre... « conversation » n'était pas des plus silencieuses...

Alain pouffa.

— Confidence pour confidence, nous avons aussi entendu la vôtre, de... « conversation » ! Une chance que la chambre de Richard ait été à l'autre extrémité du couloir. Il n'a pas pu entendre ces... « brouhaha » !

Elle rit en silence et embrassa Alain sur la joue.

— Dors bien. Demain, Gilles, Richard et Jean-Jacques nous raconteront ce qui s'est passé...

 

 

Dans le cellier, les deux dobermans dormaient paisiblement, d'un profond sommeil et c'est à peine si le rythme de leur respiration régulière se modifia lorsque Richard les secoua.

Jean-Jacques Munck souleva alternativement leurs paupières et soupira, perplexe :

— Comprends pas. Ils ont dû être drogués, pour dormir comme ça.

— La porte du cellier n'a pas été forcée, fit remarquer leur hôte. Et il n'y a ici aucune odeur chimique : les deux voyous n'ont sûrement pas injecté un gaz anesthésiant dans le réduit. Au reste, si cela avait été, avant de sombrer dans le sommeil, les chiens auraient aboyé à l'approche des intrus. C'est inexplicable.

— Non, Richard, le détrompa Gilles. Je suppose que la sphère mystérieuse a pu, avant de pénétrer dans votre cabinet de travail, projeter sur eux un rayonnement hypnogène, afin de parfaire le plan conçu par ceux qui la faisaient agir. Car enfin, les consignes que la voix nous a données sont celles d'un plan mûrement établi : évacuer les voitures pour laisser croire que vos invités étaient sans doute partis, placer le livre bien en évidence pour attirer assez rapidement l'attention des visiteurs attendus. Nos amis inconnus ont agi avec méthode, certains que le vieux manuscrit serait volé cette nuit même.

— Et cela paraît vous réjouir ? s'étonna Bienenmann.

— Qu'est-ce qui était le plus précieux : l'ouvrage ou le plan secret que la sphère a extrait — pour nous — de l'épaisse couverture ? Vérifiez votre coffre et vous verrez qu'il n'a pas été ouvert.

— C'est ce que j'ai fait, après le départ des monte-en-l'air. Le coffre, bien trop volumineux pour être emporté, est intact.

Gilles masqua discrètement un bâillement :

— Si nous allions nous recoucher, mes amis ?

Demain sera je crois une journée chargée...

 

 

La BMW immatriculée en R.F.A. (République Fédérale Allemande), après un contrôle de routine à la douane du pont enjambant le grand canal d'Alsace et le Rhin, franchit la frontière au sud de Chalampé. Elle laissa l'échangeur de l'autoroute et, à l'entrée de Neuenbourg, tourna à droite sur la petite route menant à Steinenstadt, 7 km plus au sud.

A moins d'un kilomètre de ce bourg, ceux que Richard Bienenmann avait appelé des « malandrins » empruntèrent un chemin, presque un sentier, qui sinuait dans le petit bois de Steinwald.

Ils longèrent bientôt un haut mur de clôture et stoppèrent devant un portail de fer forgé aux énormes barreaux. Le conducteur baissa la vitre, orienta un bloc de télécommande infrarouge, pressa le contacteur et le portail s'ouvrit docilement.

La BMW roula sur une centaine de mètres et s'arrêta enfin devant une demeure de style Renaissance, sur deux étages, aux fenêtres au décor italianisant avec meneaux à candélabres et fût des pilastres tarabiscotés.

Un homme en blouson de cuir noir, un A.K.M. ([16]) en sautoir négligemment porté à la hanche, mais l'index sur la détente, les accueillit d'un :

— Ça a marché ?

L'un d'eux montra le volumineux ouvrage manuscrit qu'il portait sous le bras :

— Sans problème.

Le factionnaire se mit à rire :

— Le tavarichtch ([17]) Edelweiss va pouvoir se reposer : ça fait des heures qu'il tourne en rond en vous attendant. Il a dû se taper comme ça des kilomètres !

Dans le hall, ils s'apprêtaient à frapper à une massive porte en chêne, mais celle-ci s'ouvrit brusquement et un homme parut : la cinquantaine, cheveux courts poivre et sel, très grand, mince, les yeux gris acier, le menton aigu, deux rides accentuées de part et d'autre de la bouche. En bras de chemise, il n'eut qu'un bref regard pour ses visiteurs mais une lueur d'intérêt, accompagnée d'un léger soupir de contentement, brilla dans ses yeux lorsqu'il vit le gros livre manuscrit.

— Bravo... Je suis heureux que vous ayez réussi.

Ils entrèrent dans un bureau, au fond du hall et

« Edelweiss » déposa l'ouvrage sur une table de travail, en caressa l'épaisse couverture en peau craquelée, la palpa doucement du bout des doigts et son sourire accusa davantage les deux rides de sa bouche.

— Bien travaillé !

Il désigna un carafon, les verres sur un plateau d'argent.

— Servez-vous... Il faut porter un toast !

L'un des deux hommes versa le schnaps dans trois verres, en apporta un à celui qu'ils appelaient « Edelweiss » et ils burent d'un trait.

— Vous l'avez remarqué, la couverture est anormalement épaisse...

Leur hôte inclina la tête, examina longuement le bord de la couverture et s'empara d'un coupe-papier tranchant.

— Dommage d'abîmer une si belle relique du passé...

Il enfonça doucement la lame dans l'angle supérieur droit.

La dernière vision que les trois hommes emportèrent en enfer fut la naissance d'un éblouissant soleil !

Cent mètres plus loin, le factionnaire qui était allé jeter un coup d'oeil vers le portail n'eut pas le temps de se retourner, surpris qu'il était par l'aveuglant éclair né dans son dos. Le souffle violent d'une titanesque explosion le projeta contre le portail en fer forgé ; sa tête passa entre deux barreaux, cela au prix d'une oreille arrachée et il s'affaissa, assommé, une clavicule brisée !

A une quinzaine de kilomètres de là à vol d'oiseau, dans le manoir de Richard Bienenmann, celui-ci et ses invités furent brusquement réveillés par une formidable explosion.

Régine s'éveilla en poussant un cri mais Gilles la prit dans ses bras et la rassura.

— Ce n'est rien, chérie. C'est seulement le vieux bouquin que les deux malfrats viennent de livrer à domicile !

A Colmar, Mulhouse, Bâle en Suisse, dans le Breisgau et la Forêt-Noire en Allemagne, les gens tirés de leur sommeil par le vacarme d'Apocalypse furent terrorisés, s'imaginant que la centrale nucléaire de Fessenheim (à vingt-cinq kilomètres au nord-nord-est de Mulhouse, au bord du Rhin) venait de sauter !

La Police, la Préfecture, les mairies, les pompiers, les services de la protection civile furent peu après assaillis d'appels téléphoniques affolés !

CHAPITRE IV

A l'issue du petit déjeuner, Richard Bienenmann téléphona à l'un de ses amis allemands, demeurant à Fribourg-en-Brisgau. Après un long entretien, il put alors renseigner ses invités.

— Mon ami Ernst von Sàuberlich, député du Bade-Wurtemberg, est généralement bien informé, pour avoir appartenu à la M.A.D. ou Militàrischer Abschirmdients — la Sécurité Militaire — et par les relations qu'il entretient avec le Bundeskriminalamt, le Service Fédéral des Affaires Criminelles de l'Allemagne de l'Ouest.

« L'explosion de cette nuit s'est produite à moins de vingt-cinq kilomètres d'ici, dans le bois de Steinwald, près du village de Steinstadt. Elle a détruit complètement la demeure Renaissance d'un professeur de philosophie : Herr Stradonitz... Plus correctement : Herr Doktor Stradonitz puisqu'il est... était docteur en philosophie. Il passait pour un original, un peu sauvage, passionné de botanique ; on le voyait souvent se promener dans la nature, en diverses régions de l'Allemagne, avec sempiternellement une longue botte à herborisation suspendue à l'épaule.

« Détail curieux, après l'explosion, on a trouvé, la tête coincée entre les barreaux du portail de la propriété, un homme armé d'un Kalashnikov avec chargeur en demi-lune contenant trente balles ! Une de ses oreilles avait été arrachée et sa clavicule droite brisée. Il est actuellement interrogé, dans la clinique où il a été transporté. On a par ailleurs découvert, dans les décombres, un émetteur-récepteur de fabrication soviétique et deux pistolets dont je ne me souviens plus de la marque, celle-ci se terminant par « Kine »... et A.B.S. je crois...

— Des Stetchkine A.P.S. ? s'exclama Jean-Jacques Munck. Ce sont des pistolets 9 mm naguère en service dans l'armée soviétique et utilisés aujourd'hui par les gardes-frontières des pays de l'Est.

— Vous avez sûrement raison, Jean-Jacques. Les travaux de déblaiement ont commencé et une équipe a pu s'introduire dans la cave de la propriété du « paisible » Herr Doktor et là, ce ne sont pas des herbiers que l'on a trouvé mais tout un attirail du parfait petit terroriste pour la fabrication des cocktails Molotov, des explosifs, des stocks de munitions, des talkies-walkies, le tout portant des inscriptions en caractères cyrilliques.

« Les ordinateurs du Bundeskriminalamt ont phosphoré et il semble bien que « l'original » Herr Doktor Stradonitz, botaniste à ses heures, corresponde à un agent « dormeur », une « taupe » des Soviétiques dont les autorités allemandes ne connaissaient que le nom code : Edelweiss. Ce nom de fleur convenant assez bien à un botaniste amateur. »

Gilles Novak hocha la tête et émit un petit sifflement :

— Beau tableau de chasse, mais dommage que le gibier ait été tué ! Botaniste amateur, Edelweiss, cela évoque aussi la nature et je ne serais pas surpris que le Herr Doktor ait baigné jusqu'au cou, en tant que « taupe », dans les hautes sphères occultes qui, depuis le Kremlin, téléguident en Allemagne Fédérale les mouvements écologistes !

— Die Griïnen, les « Verts », enchaîna Jean-Jacques Munck, connus aussi sous le nom de Kinderblumen : les Enfants des Fleurs. Drôles de fleurs, qui s'infiltrent chez les « écolos », les manipulent et les embrigadent dans les manifestations sanglantes que l'on sait : quatre mille quatre cent soixante et onze manifestations de rue en 1980 chez nos amis allemands !

— C'est tristement exact, confirma Richard Bienenmann. Le Verfassung Berich

— Rapport du Service de Protection de la Constitution en R.F.A. — a établi que les agitateurs Griinen sont payés quarante marks par jour sur des fonds en provenance de Berlin-Est qui s'élèvent sans doute à plus de cent millions de marks par an. Le volant de transmission de cette subversion — ce « cancer rouge » de l'Allemagne Fédérale — entretenu par le Kremlin, est la K.B.W., l'ex-Fédération Communiste de l'Allemagne de l'Ouest, laquelle Fédération s'est dissoute très officiellement pour s'infiltrer chez les « écolos » ([18]).

« Le rôle de déstabilisation des pays libres joué par Moscou est bien connu, mais je comprends mal l'intérêt que le Kremlin pourrait porter à ce document du XIIe siècle, ce livre manuscrit volé par les hommes du Herr Doktor Stradonitz. »

— Détrompez-vous, Richard, intervint Gilles Novak. Si Moscou a toujours lutté contre l'Eglise et sa souveraineté — relative — dans le monde libre, il est permis de penser que le Kremlin ne verrait pas d'un très bon œil la résurgence d'une lignée royale mérovingienne d'origine extraterrestre ! Surtout si cette dynastie devait être un jour favorisée et soutenue par des humanoïdes nés sous un autre soleil !

— Et l'apparition de cette sphère mystérieuse, l'autre nuit, semble bien accréditer cette hypothèse, rappela Alain Le Kern. L'antisémitisme du Kremlin est un autre « cancer » destructeur et un indice supplémentaire confortant l'hypothèse de Gilles.

— Mais que vient faire l'antisémitisme dans toute cette histoire ? s'étonna Monique Munck.

— Alain a raison et tu vas le comprendre, enchaîna le directeur de L.E.M. A une lointaine époque protohistorique eurent lieu de nombreuses migrations, d'autres se poursuivirent plus tard. Les Francs n'étaient pas un seul peuple mais regroupaient diverses tribus, dont celle des Sicambres ou Saliens, qui un peu avant notre ère furent déportés en Belgique par les Romains. Le nom de Francs dérive de l'allemand Wrang, du verbe Wringen et signifie « ceux qui ont été déracinés, ou arrachés » ou encore : « ceux qui ont erré en tous sens ». La connotation de migrations fort anciennes est évidente. Je ne veux pas vous infliger un cours d'anthropologie, d'ethnographie ou d'histoire des migrations mais, en résumé, nous pouvons dire que les Sicambres — dont la plus ancienne lignée est celle des Mérovingiens — étaient originellement des hébreux émigrés en Arcadie — la Grèce — puis cheminant ensuite vers la Sicile, et enfin en Europe. Descendants des Aryas d'origine caucasienne et en tenant compte de multiples migrations, cette souche protohistorique aboutit, via les Habirou — les Hébreux — aux Sicambres, aux Francs mérovingiens et aux Niebelungen, ces Francs « fils des nuées ».

« Précisons aussi que les Aryas du Caucase passent, selon la Tradition, pour avoir appartenu à la « race primordiale » survivante du Déluge. Une race qui a dû « errer » après le cataclysme, tout comme les Habirou/Hébreux ont un nom qui veut dire « les errants ».

« L'on peut tracer un parallèle entre les Mérovingiens et les Hébreux. Les premiers ont un sang « sacré » garanti par des « signes » : très longue chevelure, crinière de soie le long de l'épine dorsale et, souvent, une marque cruciforme au niveau du cœur. Ce sont là des caractéristiques génétiques. Chez eux, ne peut être roi que celui dans les veines duquel coule le sang « sacré » issu de la Première Race venue du ciel. Cet élitisme est de nature génétique.

« Chez les juifs, dits de la « race élue », existent des tabous analogues concernant le sang qui ne doit pas être « mélangé » à celui des goym ou non-juifs. Il ne faut pas voir là une notion de racisme au sens péjoratif du terme, mais un souci de conserver intacte le plus longtemps possible la nature « sacrée » du sang. Il importe de ne pas perdre de vue le fait qu'à l'époque lointaine où les Elohim — les Initiateurs extraterrestres — séjournaient sur la Terre, des métissages ont eu lieu avec des Terriens ou Terriennes, métissages résultant d'aventures amoureuses ou d'expériences génétiques.

« Ces métis étaient les « Elus » des Elohim, Elus qualifiés de « Justes et Parfaits », sous-entendu au plan génétique, parce que nés d'une sélection génétique pour la plupart. A travers les millénaires, le sens véritable du mot « Elu » a subi des distorsions et perdu sa signification originelle. Tout comme l'expression « faits néant »

— anéantis — a dérivé en « fainéants » — ou paresseux

— pour qualifier les rois Mérovingiens.

« Et malheureusement, ce ne sont pas les livres d'Histoire qui ont corrigé ces dérives sémantiques entretenues, suscitées par des intérêts occultes et par l'obscurantisme des mandarins de tout acabit qui jouent les maîtres à penser ; cela dans les religions comme dans les sciences.

« Et à propos de sélection génétique, Jésus en est un autre exemple qui dut le jour à « l'opération du Saint-Esprit » en laquelle on peut voir, concernant Myriam, sa mère, une insémination artificielle à partir d'une semence génétiquement sélectionnée destinée à faire de lui l'Elu par excellence ([19]). Au reste, si Jésus est né à Bethléem, cela ne doit rien au hasard. D'abord parce que les Rois Mages, bien avant l'heure de sa naissance, furent guidés jusqu'à Bethléem par la fameuse « étoile » qui n'en était pas une ! Ensuite, parce que l'analyse de ce nom, Bet H'iéem ou Beth Elohim, signifie : Maison des Elohim. Des Elohim dont l'un des vaisseaux spatiaux guida les Rois Mages... à bon port !

« Tout ceci, vous l'avouerez, éclaire d'un jour singulièrement nouveau des pans complets de l'Histoire demeurés dans l'ombre. »

Un long silence succéda à la démonstration troublante de Gilles Novak, chacun méditant sur les prolongements fantastiques qu'impliquaient ces zones obscures de l'Histoire du monde.

Le directeur de la revue L.E.M. s'adressa plus particulièrement à son hôte :

— Vos adversaires, Richard — et je devrais dire les nôtres, puisque nous prenons fait et cause pour vous — viennent de divers horizons ; peut-être de certaines hautes sphères de tels ou tels gouvernements liés en quelque manière avec des maisons royales de lignage non mérovingien ; sûrement aussi de Moscou et des éléments occultes de la hiérarchie bolchevique — avec des nuances, car là réside un terrifiant mystère sur lequel je reviendrai plus tard, si d'autres faits viennent conforter mon hypothèse — enfin, peut-être, des éléments non moins occultes gouvernant en coulisse le Vatican lui-même.

— Cela fait beaucoup de monde sur les rangs, observa Régine. Une chance que notre ami Jean-Jacques ait du matériel ad hoc, grâce à sa firme « Armimpex » ! Avec Gilles et Alain qui voulaient justement renouveler leur petit arsenal personnel, cela lui vaudra de nouveaux clients !

Jean-Jacques Munck cligna de l'œil avec malice.

— Et vous y gagnerez, en délai de livraison et en frais d'expédition ! Mais ne me demandez pas un char d'assaut, cet article ne figure pas sur mon catalogue ! Je ne suis qu'un modeste commerçant et n'approvisionne pas les trafiquants d'armes !

Richard Bienenmann les entraîna dans son cabinet de travail et étala sur la table le feuillet de parchemin découvert dans la couverture de l'ouvrage médiéval, « piégé » ensuite par la sphère mystérieuse.

— Il s'agit bien d'un plan du château de Morimont, accompagné d'un plan des étages souterrains qui se trouvent sous les caves. L'une de ces caves, longue d'une cinquantaine de mètres, subsiste encore, parmi les ruines très imposantes de ce château du VIIIe siècle...

Ses hôtes l'entourèrent, se penchèrent sur le précieux document jauni et Gilles murmura, pensif, en indiquant un point près du soubassement du donjon :

— Ce dessin représente un sanglier. Nous retrouvons la même figure ici, à la base de cette tour de flanquement vers l'ouest, presque en face du bastion avancé, au-delà des douves, du fossé entourant le château. Là, à l'intérieur du mur d'enceinte nord, nous avons un crapaud, puis un autre dans les douves. Ces deux animaux sont typiquement des emblèmes mérovingiens, au même titre que l'abeille, que nous retrouvons derrière le donjon, près de la chapelle intérieure.

« Si nous regardons maintenant la partie inférieure de ce manuscrit reproduisant non plus le plan du château mais ses étages souterrains, nous constatons que chacun des symboles animaux — sanglier, crapaud et abeille — semblent désigner des entrées de couloirs, de galeries, de souterrains.

« C'est là, à ces diverses zones marquées d'un symbole mérovingien, qu'il nous faudra chercher la voie d'accès à la « première porte » après avoir brisé le sceau du Hiéron, si l'on en croit les énigmatiques paroles transmises l'autre nuit pas la sphère. »

Richard Bienenmann se mordilla la lèvre inférieure, préoccupé.

— Ce genre d'excursion doit se dérouler en dehors de tout témoin, c'est donc à la nuit tombée que nous devrons nous rendre au Morimont, avec un matériel adéquat pour franchir la porte du château qui sera close, ou pour escalader l'un des murs.

Il ébaucha un sourire à l'adresse de sa fille :

— Je suppose que rien ne pourra te convaincre de nous attendre ici, pendant que nous jouerons les explorateurs...

— Rien, en effet, papa, et je vois où tu veux en venir : Thierry étant trop jeune pour participer à cette sortie en « commando », le problème de sa garde se posera pendant notre absence.

— C'est incontournable.

— Si ; nous laisserons Thierry à Ruederbach, chez nos amis Ehret. Gérard, naturellement, viendra avec nous, mais son épouse Paulette se fera un plaisir de garder Thierry.

— Excellente idée, approuva son père. Nous...

La sonnerie du téléphone l'interrompit et il se leva pour aller décrocher.

— Nous parlions justement de toi, Gérard, sourit-il en enfonçant la touche « S » de l'appareil digital afin que ses hôtes puissent suivre sa conversation avec le guérisseur. Si tu es d'accord, nous projetons de nous rendre ce soir au Morimont, à la nuit tombée. Pourrons-nous laisser Thierry à Paulette ?

— Elle en sera ravie, Richard. Je t'appelais justement pour vous inviter à dîner, ainsi que Gilles et ses amis. J'ai pris mes dispositions pour fermer mon cabinet à dix-huit heures ; nous vous attendons... Oh ! une chose encore : veux-tu me passer Gilles ?

Ce dernier prit le combiné et Gérard Ehret ajouta :

— Daniel Huguet m'a appelé cet après-midi. II effectue une tournée de spectacles d'hypnose en Alsace et reste quelques jours à Mulhouse. Il faudra qu'un jour prochain nous déjeunions ensemble. Bon, à tout à l'heure.

Lorsque le journaliste eut raccroché, Jean-Jacques Munck déclara :

— Je dispose d'un matériel de spéléologie qui nous sera fort utile pour explorer les ruines et surtout les souterrains : échelles d'élektron, grappins, cordes, casques à photophores, torches électriques, des lampes à acétylène...

Et d'ajouter en plaisantant, à l'intention de son épouse :

— Tu vois, « Moineau », j'ai eu raison de ne pas t'écouter et de ne pas jeter tout ce fourbi, pour reprendre tes termes.

— D'abord, je ne t'ai jamais dit de le jeter mais d'en faire cadeau à un spéléo-club. Ensuite, mea culpa : tu as eu raison de le conserver. Je ne pouvais pas savoir qu'un jour, nous rencontrerions des amis aussi fous que nous pour se lancer dans une telle aventure i Aller jouer aux boy-scouts à notre âge !

— On va jouer aux boy-scouts ?

Thierry venait d'entrer sur ces mots et cette perspective le réjouissait.

— Non, mon chéri, le détrompa son père. C'est un projet... euh... futur. Ce soir, nous dînons chez ton parrain Gérard, à Ruederbach ; tu resteras ensuite avec Paulette pendant que nous irons travailler dans la bibliothèque d'un ami commun, avec ton parrain, O.K. ?

Le gamin accepta sans trop rechigner, d'autant plus qu'il savait sa marraine Paulette amplement approvisionnée en gâteaux et sucreries !

Le gérant des Etablissements Armimpex décréta :

— En passant chez moi à Kingersheim, pour récupérer le matériel, je prendrai aussi une « poêle à frire », on ne sait jamais.

Thiery haussa les épaules.

— Pas la peine, ma marraine a tout ce qu'il faut, dans sa cuisine.

L'enfant ignorait évidemment qu'on désignait ainsi, familièrement, un détecteur de métaux !

Lorsqu'ils s'installèrent dans les voitures, c'est à peine s'ils jetèrent un coup d'œil en l'air, au passage d'un hélicoptère de la Protection Civile, reconnaissable à sa couleur rouge, qui survolait à faible altitude la forêt de la Hardt Nord, presque à la verticale du manoir.

Les véhicules rangés devant l'église de Ruederbach, ils n'eurent qu'à traverser le chemin pour descendre les quelques marches d'un escalier de pierre menant, en contrebas dans la verdure, à la maison du guérisseur, dominée par deux gros sapins aux branches entrelacées.

Celui-ci vint les accueillir, visiblement heureux de retrouver ses vieux amis, lesquels ne prêtaient qu'une attention distraite à l'Alouette III, rouge, de la Protection Civile qui, maintenant, survolait ce charmant village du Sundgau. Un bref instant, Gilles Novak la suivit des yeux ; spectacle banal, surtout l'été, en raison des risques d'incendies de forêt.

Gérard Ehret, la quarantaine dépassée de peu, avait une chevelure argentée, moustache et court collier de barbe poivre et sel, des yeux bleus volontiers rieurs mais qui brillaient parfois d'une vive acuité. Sa voix était douce, ses gestes pondérés ; tout en lui respirait la bonté, forçait l'admiration. Son épouse Paulette, les cheveux châtains, courts, portait des lunettes. A l'inverse de Gérard, elle s'exprimait avec une certaine vivacité, voire une autorité de ton qui ne gâtait en rien sa gentillesse naturelle.

En gamin turbulent qu'il était, Thierry avait sauté au cou de ses parrain et marraine avant même que ceux-ci aient pu échanger avec leurs visiteurs une accolade fraternelle. Gérard Ehret les fit entrer dans son cabinet tandis que son épouse entraînait l'enfant avec elle à l'étage.

Ils s'installèrent sur les fauteuils et le divan tout en admirant, sur le mur, derrière le bureau, un portrait du guérisseur peint par Sabine Mangin ; une toile d'une remarquable ressemblance où l'artiste avait parfaitement « saisi » l'étrangeté du regard, sa profondeur et su rendre le rayonnement qui émanait du personnage. Un portrait de grand format montrant, en transparence, Gérard Ehret drapé dans une cape et sur un destrier, une épée de chevalier au côté avec, dans une spirale ascendante, trois scènes insolites superposées : un notaire à sa table de travail, vêtu comme un notable de l'époque Napoléon III ; au-dessus, la place Saint-Marc et le palais des Doges à Venise, sur laquelle s'étirait une procession conduite par un évêque ; enfin, à la base de la spirale transparente, le « pog » de Montségur et le sinistre bûcher où périrent les Parfaits avec, en premier plan, un Cathare que deux gardes conduisaient au supplice. Le notaire, l'évêque et le Parfait, chacun, avait le visage de Gérard Ehret.

Ce dernier sourit en constatant l'intérêt porté par ses hôtes à cette œuvre très étrange.

— C'est là mon portrait « transtemporel » peint par une amie, Sabine Mangin, qui a « visualisé » mes vies antérieures ; ces trois époques, figurées sur la toile, correspondent parfaitement à ce que je savais — ou avais découvert par ailleurs — des vies que j'avais déjà vécues.

Il apporta des verres, des apéritifs et Régine fit le service, simplifié puisque aussi bien tous optèrent pour un Pernod, à l'exception de Régine qui choisit une Suze « on the rocks » additionnée d'eau.

Gilles narra à leur ami les événements, fort mouvementés, survenus depuis leur arrivée en Alsace et acheva en ces termes :

— Nous attendrons donc la nuit pour nous rendre au château de Morimont car, en cette période de vacances, les touristes ne doivent pas manquer dans le secteur.

— Je pense qu'en partant d'ici vers vingt-deux heures — il faut de Ruederbach un petit quart d'heure en voiture, sans se presser — nous aurons laissé aux derniers promeneurs le temps de rentrer chez eux. De toute manière, nous garerons les voitures à la sortie de Lévoncourt, dans un sentier du petit bois et gagnerons le château à pied, à moins d'un kilomètre.

« Mes enfants ont des sacs tyroliens ; nous les prendrons pour y caser ton matériel, Jean-Jacques. »

Il ajouta en souriant à l'intention du gérant d'Armimpex :

— Gilles a dû te le dire : à l'I.M.S.A-COR, nous avons l'habitude de nous tutoyer et du moment que cette « opération » cadre bien avec l'optique néo-ésotériste qui nous est chère, autant vaut-il que nous vous considérions, toi et Monique, comme des membres à part entière.

— Simple anticipation dont je te remercie, Gérard. Tu peux préparer deux bulletins d'adhésion : Monique et moi serons des vôtres !

Richard Bienenmann accepta la Pall Mail offerte par Gilles et sourit à son tour.

— Je te remercie, puisque aussi bien nous pouvons user du tutoiement fraternel. D'ailleurs, je l'ai remarqué, Viviane et Alain ne nous ont pas attendus pour l'adopter.

Cela dit sur un ton très sympathique qui excluait le moindre malentendu. Les deux « coupables » se bornèrent à sourire, pleins d'innocence et sans rien montrer de leur degré d'intimité !

— Le château de Morimont, dont l'édifice primitif remonte au VIIIe siècle, a naturellement une histoire, reprit Gérard Ehret. Au temps des croisades — la troisième, en 1188 — le seigneur Pierre de Morimont, qui avait recueilli ses neveux Conon et Henri de Thierstein, partit en Orient combattre l'infidèle. II avait confié la garde du château à Henri, plutôt timide et peu combatif. En revanche, Conon, brutal, hautain et ne rêvant que plaies et bosses, accompagna avec joie son oncle pour guerroyer contre les musulmans en Terre Sainte.

« Prêchée par le pape Grégoire VIII, la troisième croisade réunissait les hommes de Richard Cœur de Lion, pour l'Angleterre, ceux de Philippe Auguste pour la France, enfin, ceux de Frédéric Barberousse pour l'Allemagne. Des années passèrent, laissant le jeune seigneur Henri dans l'inquiétude sur le sort de son oncle Pierre et de son frère Conon, morts peut-être au cours du siège de Ptolémaïde. Puis un soir, lors d'un violent orage, un son de cor retentit et le pont-levis fut abaissé : Conon rentrait de croisade, toujours aussi hautain, annonçant à son frère que leur oncle avait péri dans un combat, au siège de Saint-Jean-D’acre. « Il a succombé, affirmat-il, en me léguant ses droits et le titre de comte de Morimont. »

« Henri, médusé, se plia à l'autorité du nouveau seigneur de Morimont qui, pour fêter son retour, organisa un grand festin, suivi de beuveries qui choquèrent Henri. Voulant en savoir davantage sur la fin de leur oncle, il interrogea de nouveau Conon. Celui-ci, ayant ingurgité des vins à satiété, s'enflamma de colère et porta un coup d'épée à la tête de son frère. On le crut mort, mais des serviteurs le soignèrent, le cachèrent dans une cabane forestière et il survécut, se rétablit complètement en l'abbaye de Lucelle. Las, un jour, se promenant dans la forêt, il rencontra une troupe de chasseurs parmi lesquels se trouvait son frère meurtrier. Ce dernier, l'instant de stupeur passé, donna ordre à ses gardes de s'emparer de lui et de l'enfermer dans les souterrains du château.

« Six années s'écoulèrent et une nouvelle incroyable se répandit dans le pays : le seigneur comte Pierre de Morimont était de retour d'Orient. Blessé lors de l'attaque de Saint-Jean-D’acre, lâchement abandonné par son neveu Conon, il était tombé aux mains du sultan Saladin. Prisonnier durant toutes ces années, il avait été enfin libéré avec d'autres chevaliers par Richard Cœur de Lion.

« Consterné d'apprendre le crime de Conon, il le fit enfermer au monastère de Lucelle et délivra de son calvaire l'infortuné Henri enchaîné dans les souterrains du château.

« Voici donc, très schématisée, l'histoire du seigneur Pierre de Morimont, le croisé. C'est très certainement à son retour d'Orient qu'il rédigea ou fit rédiger le fameux ouvrage sur parchemin dans la couverture duquel il cacha le plan des niveaux souterrains du château. Ce vieux manuscrit relatant son aventure en Orient ne devait être qu'un « véhicule » destiné à transmettre ce plan caché aux générations futures.

« Mais la question se pose : qu'a donc bien pu ramener de la Terre Sainte le seigneur Pierre de Morimont ? Que recouvre la mention « ce plus grand bien » qu'il est censé avoir caché à Stenay ? »

— Et si ce « plus grand bien » était toujours à Stenay, à quoi servirait le plan des souterrains secrets du château de Morimont, dans la couverture du fameux livre manuscrit ? renchérit Gilles Novak. Il est fort possible que le seigneur de Morimont ait caché à Stenay quelque chose de très précieux, à son retour de croisade, mais des siècles ont passé, depuis. Et durant tout ce temps, où se trouvait ce vieux manuscrit ? A quel moment a-t-il été « translaté » dans l'univers parallèle, en ce Mulhouse d'un autre âge, où Viviane, Alain et Thierry ont fait — bien involontairement — une brève incursion pour en ramener ledit manuscrit ?

« Le plan des souterrains incite à penser que ce legs du passé a été transféré de Stenay à Morimont, jadis, avec tout ce que ce mot peut contenir de vague, d'imprécis. Un legs assurément lié aux Mérovingiens et peut-être aussi aux Juifs, les deux « ethnies » étant en fait les bourgeons d'un même phylum. »

— Mais les Mérovingiens, que je sache, n'ont pas participé aux croisades ! s'exclama Monique Munck. Tu nous as dit d'ailleurs que le dernier monarque, Dagobert II, s'était éteint au vue siècle.

— J'ai dit aussi qu'il avait eu une descendance, notamment Sigebert IV qui fut « escamoté » et fit souche en Septimanie, savoir le Haut Languedoc. L'on sait aussi que Godefroy de Bouillon, par sa mère Ida d'Ardenne et probablement aussi par son père, Eustache II de Boulogne, appartenait à la lignée sacrée des Mérovingiens. Et qui était Godefroy de Bouillon ? Le seigneur de Stenay ! Cette ville, il la vendra à l'évêque de Verdun, un prix exorbitant qui lui permettra de lever une armée et de partir à sa tête, le 10 août 1096, pour la Terre Sainte.

« Le 14 juillet 1099, de haute lutte, Jérusalem est prise et Godefroy y entre le premier après s'être battu comme un lion. Au bout d'une semaine, Godefroy de Bouillon est sacré roi de Jérusalem et monte sur le trône de David. Mais comment y monte-t-il ? En véritable roi Mérovingien, proclamé par élection, acclamé et hissé sur un bouclier ! Comme le furent son ancêtre Clovis et tous les monarques de la même lignée sacrée qui succédèrent au petit-fils de Mérovée !

« Quand il mourra, le 18 juillet 1100 — peut-être empoisonné sur ordre de Daimbert de Pise, légat pontifical assoiffé de pouvoir — il sera inhumé sur le Golgotha, là où mourut le Christ onze siècles plus tôt. Le Golgotha, c'est-à-dire le « Mont du Crâne », sous-entendu du crâne d'Adam qui, selon la tradition hébraïque, y fut caché.

« Adam, géniteur de la Première Race due aux manipulations génétiques des « Célestes » de Yahvé, dont l'Eglise prétend nous faire croire qu'il s'agit là de Dieu alors que Yahvé — ou YHWH — est seulement le patronyme du « chef » des Extraterrestres « antédiluviens »... Cette Race Primordiale dont se réclamaient les Mérovingiens et cette même race dite des Elus par les Juifs, les uns les autres véhiculant dans leurs veines le sang sacré des « dieux » ! »

Bien qu'attentif aux commentaires de Gilles, Alain Le Kern, depuis un moment, éprouvait une curieuse sensation, remuait sur son siège : une impulsion irraisonnée le poussait à sortir. Troublé, il renonça à résister à cette impulsion et s'excusa en se levant pour gagner la porte. Il ne fut pas peu surpris de constater que Monique, à son tour, quittait son siège et bredouillait une excuse pour le suivre. Les autres marquèrent un léger étonnement, en particulier Gilles qui demeura pensif...

Le géomancien et l'épouse de Jean-Jacques Munck, dans le hall, s'entre-regardèrent, perplexes.

— Tu cherches peut-être les toilettes ? demanda Monique.

— Non, pas du tout. Et toi ?

— Ben... moi non plus. Je ne sais pas ce qui m'a pris de quitter comme ça nos amis...

— Tu as été... poussée à sortir, c'est bien ça ?

Elle le considéra avec un étonnement accru.

— C'est exactement ça. Alors, toi aussi tu... ?

Il inclina la tête, intrigué.

— Cette impulsion que nous avons eue simultanément est trop bizarre pour que nous n'y attachions aucune importance. Viens, nous allons faire un tour aux abords de la maison.

Ils gravirent les marches du jardin et aboutirent sur le chemin de terre, face à l'église où stationnaient leurs voitures. A côté du break de Gilles était garée une Mercedes-Benz 380 SE immatriculée en Allemagne. Un couple, la trentaine, en jeans et tee-shirt, photographiait l'église.

C'est ce détail qui fit tiquer le géomancien : cette église, bien modeste, du XVIIIe siècle apparemment, ne présentait vraiment aucun caractère architectural ou historique digne d'attirer les touristes. Or, cet homme et cette femme, chacun avec son appareil photo, la mitraillaient sous tous les angles.

Monique nota, à l'arrière du véhicule, la présence d'une antenne C.B. Avec Alain, elle s'éloigna, tournant le dos à l'église et aux deux Allemands. D'un pas de promeneur, ils descendirent un peu plus loin le virage en raidillon et traversèrent lentement le village, composé de maisons et de fermes, avec ici et là des poules en liberté. A l'extrémité de la rue, ils s'orientèrent et tournèrent à droite, grimpèrent un autre raidillon qui n'était autre que l'extrémité opposée de la rue de l'église où demeurait le guérisseur. Au sommet du raidillon, devant l'église, les deux touristes d'outre-Rhin étaient penchés sur le coffre arrière, farfouillant dans leurs bagages, le dos tourné aux « promeneurs ».

Ceux-ci poussèrent le petit portillon vert et descendirent les marches conduisant au jardin de leur hôte. Ils s'arrêtèrent à mi-chemin et tournèrent la tête pour observer, à travers la haie, la Mercedes et le couple, toujours occupé à fouiller dans le coffre.

Le battement caractéristique des pales d'un hélicoptère fit lever les yeux à Alain et à Monique. Ils reconnurent l'Alouette de la Protection Civile effectuant son second passage sur le village.

— Ce soir, nous n'irons pas au Morimont.

— Non, nous ne devons pas y aller, confirma Monique.

Tous deux se regardèrent, interloqués. Puis ils observèrent de nouveau, à travers la haie, les deux Allemands : ceux-ci, après avoir refermé le coffre, réintégraient leur voiture et démarraient, empruntant la descente raide à gauche de l'église.

Le géomancien et Monique Munck se hâtèrent de rejoindre leurs amis pour leur conter ce qu'ils venaient de vivre, abasourdis et par l'impulsion reçue et par cette décision irraisonnée de ne point devoir se rendre le soir même au château de Morimont.

— Cette décision de ne pas aller fouiller les ruines m'a été... dictée, souligna Alain Le Kern. Et Monique, en recevant le même « message », a abondé dans ce sens avec fermeté.

Cette dernière remua cocassement la tête :

— C'est dingue, non ?

— Pas tellement, réfléchit le directeur de la revue L.E.M. S'il s'était agi d'une simple suggestion télépathique visant à vous dissuader d'aller ce soir au Morimont, celle-ci aurait très bien pu vous être imposée ici même, dans le cabinet de Gérard. Or, vous avez été préalablement poussés à sortir... dans le but évident de vous permettre de remarquer la Mercedes et ce couple amateur de photos d'églises... sans grand intérêt.

— Mais bon sang, s'énerva Monique, d'où serait-elle venue, cette suggestion télépathique ?

— Tu n'en as pas une petite idée ? demanda Régine, en ébauchant un sourire. Ceux qui, Dieu sait où, téléguidaient la sphère mystérieuse, l'autre nuit chez nos amis Bienenmann, sont certainement à l'origine de ces « impulsions » auxquelles toi et Alain avez eu raison d'obéir.

Gilles poursuivit, perplexe :

— Un autre fait est à noter qui, à présent, cesse d'être anodin : quand nous avons quitté le manoir de Richard, un hélico rouge de la Protection Civile le survolait. Quand nous sommes arrivés il y a une heure chez Gérard, cette même Alouette III évoluait au-dessus de Ruederbach, puis s'en éloignait. Troisième remarque : Alain et Monique ont constaté de leur côté qu'à l'approche du même hélico, le couple d'Allemands a réintégré la Mercedes et filé aussitôt.

« De là à conclure à une surveillance en relais, il n'y a qu'un pas, l'Alouette relayant alternativement la surveillance avec la Mercedes. Si mon hypothèse est bonne — et je crains qu'elle le soit — cet hélico s'est camouflé en appareil de la Protection Civile. Peux-tu me passer l'annuaire du département, Gérard ? »

Le guérisseur devança son désir et décrocha, tendit le combiné à son ami :

— Je connais le numéro de la Protection Civile.

Il le composa et Gilles obtint son correspondant, auquel il conta une fable :

— Ici F.R.3 Alsace, Pierre Dumont, du B.R.I., le Bureau Régional d'Information. Nous voulons traiter un sujet sur les activités de la Protection Civile, principalement dans le cadre de la lutte contre les incendies l'été, en forêt. Notre Direction va vous écrire officiellement mais en attendant, pouvez-vous m'indiquer la fréquence de vos sorties quotidiennes ?

— Cela dépend... Nous effectuons des rotations quotidiennes, en particulier sur les zones boisées, la forêt de la Hardt Nord et Sud, par exemple.

— Vous allez jusqu'aux limites du Sundgau, vers le sud en passant parfois au-dessus de Ruederbach ?

— Oui, quelquefois.

— Et aujourd'hui, dans la soirée, avez-vous fait une rotation dans ce secteur ?

Bref silence, puis :

— Non, pas ce soir. Pourquoi ?

— Parce que nous envisageons de démarrer notre reportage à partir de la frontière suisse en remontant ensuite vers le nord. Merci de vos précisions ; nous reprendrons prochainement contact avec vous.

Il raccrocha, soucieux.

— Pas de rotation d'hélico de la Protection Civile sur Ruederbach en fin d'après-midi. Conclusion : nous sommes bel et bien espionnés en permanence.

— Donc, pas question d'aller au Morimont, maugréa Alain.

Gilles Novak esquissa un sourire non dénué de malice.

— Au Morimont, non, mais ailleurs, oui. Dis-moi, Gérard, il existe bien une race de chèvres spécifiques à ta région ?

— Oui, les chèvres du Sundgau, répondit-il, sans comprendre.

— Eh bien, mes amis, nous allons jouer à la chèvre qui, du Sundgau ou d'ailleurs, est réputée pour tenir le rôle d'appât destiné à piéger les fauves !